Ce ne sont d'ailleurs que des traits apparemment superficiels. Mascarille pousse des exclamations bruyantes, la vanité de sa toilette est tout à fait féminine: "Que vous semble de ma petite-oie? "Le ruban est-il bien choisi?, -"Que dites-vous de mes canons? Il veut que les dames admirent la beauté des plumes de son chapeau, qu'elles flairent le parfum de ses gants, qu'elles s'extasient de ses succès à la cour et de ses talents de bel-esprit et il mêle le style à la mode aux souvenirs du cabaret. Il parlera de "l'embonpoint de ses plumes, d'aller "faire pic, repic et capot (de) tout ce qu'il y a de galant dans Paris „,, de traiter une âme "de Turc à More il travaillera "à mettre en madrigaux toute l'histoire romaine, et récitera son fameux impromptu: Oh! oh! je n'y prenois pas garde, Tandis que, sans songer à mal, je vous regarde, Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur! Et le comique franc et entraînant consistait, surtout, dans cette sorte de commentaire de l'auteur lui-même, commentaire suivi avec tant d'admiration par les deux demoiselles : Mascarille: Avez-vous remarqué ce commencement: oh, oh? Voilà qui est extraordinaire: oh! oh! Comme un homme qui s'avise tout d'un coup: oh oh! La surprise: oh! oh! Magdelon: Oui, je trouve ce oh! oh! admirable. Il vaut un poème épique. C'est un oh! qui en rappelle un autre presque aussi célèbre, celui poussé par Tartarin de Tarascon. La caricature continue, s'élargissant de plus en plus en satire. C'est tout d'abord Mascarille appelant à haute voix ses valets, comme ce grand d'Espagne qui énumère ses titres nobiliaires : Holà Champagne, Picard, Bourguignon, Casquaret, Basque, la Verdure, Lorrain, Provençal, la Violette! les représentants pour ainsi dire de la France tout entière chargés de son service. Ce sont, dira ensuite le Misanthrope, "les dernières tendresses, de ces représentants de la Cour, Mascarille et Jodelet s'embrassant l'un l'autre : Masc.: Ah! vicomte ! Jod.: Ah! marquis! Masc.: Que je suis aise de te rencontrer ! Jod.: Que j'ai de joie de te voir ici! Masc.: Baise-moi donc encore un peu, je te prie. Ce sont aussi les vanités de chevaliers à bonnes fortunes, et les relations avec le dessus du panier de la société, dont on fera parade: Masc. Vicomte, dis-moi un peu, y a-t-il longtemps que tu n'as vu la comtesse ? Jod. Il y a plus de trois semaines que je ne lui ai rendu visite. Masc. Sais-tu bien que le duc m'est venu voir ce matin, et m'a voulu mener à la campagne courir un cerf avec lui? Encore, comme note du temps, ces danses au son des violons, les rubans en l'air, les pieds frappant le sol en cadence, puis les souvenirs héroïques "des veilles de la cour et des fatigues de la guerre „,, l'observation malicieuse de Jodelet à l'adresse de son confrère: "La première fois que nous nous vîmes, il commandait un régiment de cavalerie sur les galères de Malte,, et l'ivresse de la gloire: Masc. Te souvient-il, Vicomte, de cette demi-lune que nous emportâmes sur les ennemis au siège d'Arras ? Jodelet: Que veux-tu dire avec ta demi-lune? C'était bien une lune toute entière. Enfin, l'exhibition des marques de leur valeur (1), et la réflexion d'une philosophie très comique de Mascarille qui se voit, dans la (1) Jodelet. Tâtez un peu, de grâce: vous sentirez quelque coup... Cathos. Il est vrai que la cicatrice est grande. Mascarille. Donnez-moi un peu votre main, et tâtez celui-ci, là, justement au derrière de la tête, y êtes-vous?, Et Mascarille voudrait pousser cette exhibition encore plus loin: "(mettant la main sur le bouton de son haut-dechausses) Je vais vous montrer une furieuse plaie. Magdelon. Il n'est pas nécessaire: nous le croyons sans y regarder. dernière scène et après la grêle des coups tombés sur lui, abandonné par ses admiratrices: Voilà ce que c'est que du monde ! la moindre disgrâce nous fait mépriser. Que l'on l'ajoute, çà et là, une note plus grave, qui fait réfléchir. Ainsi que les vrais nobles, Mascarille méprise et bat “la canaille, dédaigne toute application, parce que les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris et tout cela leur "vient naturellement et sans études „,; il vante sa vie désœuvrée et met sa gloire à "faire valoir, une pièce de théâtre qui ne vaut rien, à étaler sa vaste perruque, ou à minauder dans l'antichambre du Roi. Cela annonce de loin la peinture vive et acérée de cette société corrompue où règnent Célimène, Tartuffe et Trissotin. Et les héroïnes de la pièce? Tout d'abord le contraste entre leurs noms de baptême, noms du dernier bourgeois, et ceux qu'elles se donnent de Polixène et d'Aminte; ensuite les envolées de leur fantaisie dans le beau monde de la chevalerie, faisant contraste à ce milieu grossier où elles sont forcées de vivre, l'éducation reçue qui perce en certaines expressions, "prendre le roman par la queue,,, puis encore l'opposition de leur caractère à celui de Marotte et de Gorgibus. Marotte, la servante, est le premier croquis de Martine des Femmes savantes. Aux beaux discours, en style noble, de ses maîtresses, elle répond: "Dame! je n'entends point le latin, et je n'ai pas appris comme vous, la filofie dans le Grand Cyre (VI) „: deux noms estropiés, deux grandeurs insultées. Les mystères de la toilette, ceux dont on ne parle pas même entre amies et que l'on cache avec une sorte de pudeur, les voilà étalés, ridiculisés par leur servante et par leur père: Gorgibus: Que font-elles? Marotte: De la pommade pour les lèvres. Et Gorgibus: "Je ne vois partout que blancs d'œufs, lait virginal... Elles ont usé, depuis que nous sommes ici, le lard d'une douzaine de cochons...... Comment! ces demoiselles qui voudraient vivre dans l'azur de l'idéal et dont le pied semble à peine ef fleurer le sol, les voilà présentées dans la posture la plus grotesque, le visage couvert de blancs d'œufs et de graisse! Puis le libre essor vers l'infini, ce monde chimérique qu'elles évoquent et qui se meut languissant sur la carte du tendre, monde artificieux où la passion intérieure se transforme en pur jeu de société, et où la bonne nature est foulée au pied. Et l'analyse du poète ne s'arrête pas à la surface. La vanité tarit la source des meilleurs sentiments et si le public sourit au changement de noms des deux pecques et au fard qui les couvre, il éprouve aussi un sentiment de répulsion pour ces filles qui voudraient avoir des origines illustres, au prix de la honte de leurs parents, peut-être (1). Entre les Précieuses et Les Femmes savantes, pièce qui appartient à l'âge mûr du poète, bien des marquis et des dames ridicules ont tiré leurs révérences sur la scène moliéresque. Voici les héroïnes des Fâcheux, avec leur manie de métaphysique galante et leurs questions de cours d'amour: "qui aime le mieux ou le plus, de l'amoureuse jalouse ou de l'amoureux confiant?,, et les marquis éveillant la colère d'Éraste et couvrant de leur rang leurs impertinences et leurs sottises. Voici encore, dans la Critique de l'École des femmes, Climène, personnage déjà évolué. Magdelon et Cathos, des Précieuses, avaient à peu près la même physionomie. La première était plus entreprenante, plus en dehors; l'autre répétait comme un écho les paroles de sa cousine; toutes deux faisaient, enfin, leurs premières armes avec des naïvetés de débutantes. Climène, dans la Critique, tranche déjà de la grande dame: elle possède la scène et connaît la riposte. Elle est prude, parle de sa 66 vertu de sa "pudeur en alarme,, de son imagination que la (1) Magdelon. J'ai peine à me persuader que je puisse être véritablement sa fille et je crois que quelque aventure un jour me viendra développer une naissance illustre. pièce de Molière pourrait "salir,. Et elle est, de même que Tartuffe, plus chaste des oreilles et des yeux que de tout le reste (1). Les Femmes savantes ont été jouées au Palais-Royal, le 11 mars 1672, c'est-à-dire treize ans après les Précieuses et de la comparaison de ces deux pièces ressort encore une fois la marche ascendante de l'esprit du poète. 66 Chrysale est un bon bourgeois aussi bien que Gorgibus; la servante Martine joue le même rôle que Marotte. Lorsque Armande reproche à sa sœur Henriette le " vulgaire dessein,, du mariage, elle ne fait que compléter la scène des Précieuses où l'on déclame contre la vulgarité du mariage," appétit grossier de la partie animale,: mais tandis que les deux cousines, de la première comédie, jouent le même rôle, ici, le contraste entre la savante Armande et la raisonnable Henriette, qui envisage sans peur les douces lois de la nature, donne à la pièce une vie nouvelle. Cette opposition transforme et anime tout. Clitandre, jeune, amoureux, au cœur noble, sert de repoussoir à Trissotin, dont l'égoïsme hypocrite paraît, par conséquent, encore plus brutal. Chrysale, dont la timidité et l'incertitude étouffent les révoltes du bon sens, Chrysale qui tremble devant sa femme, comme certain Rustego de Goldoni, fait ressortir à son tour l'orgueil autoritaire de Philaminte. Et quelle variété dans les nuances de tous ces caractères qui ne font jamais double emploi! deux pédants, Trissotin et Vadius, représentant le faux artiste et le faux érudit; trois bourgeois, Chrysale, Ariste son frère et Clitandre amant d'Hen (1) Comparez la repartie d'Uranie à celle de Dorine à Tartuffe: Climène. je mets en fait qu'une honnête femme ne la sauroit voir (l'École des Femmes) sans confusion, tant j'y ai découvert d'ordures et de saletés. Uranie. Il faut donc que pour les ordures vous ayez des lumières que les autres n'ont pas; car, pour moi, je n'y en ai point vu. Tartuffe (à Dorine, tirant un mouchoir de sa poche). Couvrez ce sein, que je ne saurois voir. Et la chair sur vos sens fait grande impression! |