riette, tous doués de bon sens, mais caractérisant différentes tendances; enfin, trois femmes savantes, Philaminte, Armande et Bélise. Chrysale et Bélise sont deux arriérés. Le premier raisonne comme Gorgibus. Il brûlerait, ainsi que la servante de Dom Quichotte, tous les livres romanesques qui ont gâté l'esprit de ses femmes; il y a surtout une longue lunette (représentant la science et marquant d'une façon visible la différence entre les précieuses et les savantes) qu'il détruirait avec enthousiasme. Il ne comprend rien au droit du beau sexe à la culture et à la liberté, et sa rage éclate avec d'autant plus de violence que la peur de sa femme le contraint habituellement au silence (1). De même que son aïeul, il n'a "que faire,,, lui non plus, "ni d'air ni de chanson,,, et maudit tous ces bouquins dangereux: “Et vous, qui êtes cause de leur folie, sottes billevesées, pernicieux amusements des esprits oisifs, romans, vers, chansons, sonnets et sonnettes, puissiez-vous être à tous les diables!,, Chrysale trouve enfin que l'idéal féminin est représenté par Martine: Mon Dieu! je n'avons pas étuqué comme vous, Et je parlons tout droit comme on parle cheux nous. C'est comme ça qu'il faut parler, pense le bon bourgeois que les muses chassent de sa maison et rendent malheureux (2). Il aime Martine, surtout parce qu'elle est, comme lui, victime du despotisme de sa femme; c'est son alliée que l'on chasse, l'unique appui de sa faiblesse. (1) (2) Et plus loin: Il n'est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes, Doit être son étude et sa philosophie. Nos pères sur ce point étaient gens bien sensés, A connaître un pourpoint d'avec un haut de chausse. Qu'importe qu'elle manque aux lois de Vaugelas, Je vis de bonne soupe, et non de beau langage. La question de l'éducation de la femme est abordée résolument. Clitandre en veut aux pédants qui voudraient détruire son rêve d'amour, et il déclare bien haut son antipathie pour "les femmes docteurs. Cependant il comprend que les idées défendues par Chrysale ont déjà fait leur temps: il consent que la compagne de l'homme "ait des clartés de tout „,, qu'elle étudie, pourvu qu'elle cache sa science (1). Peut-être les féministes de nos jours vont-ils le trouver tant soit peu arriéré lui aussi, mais il est, à coup sûr, bien plus évolué que Joseph de Maistre, écrivant à M.lle Constance qu'il suffit que les femmes sachent que Pékin n'est pas en France et qu'Alexandre le Grand n'a pas demandé en mariage la fille de Louis XIV. Bélise appartient, comme Chrysale, à l'époque des Précieuses; on dirait Magdelon vieillie. Une Magdelon que le conseiller des grâces,, n'a pas encore persuadée qu'il faut désormais compter les années par hivers, une Magdelon toujours entichée du Grand Cyrus et de la Carte du Tendre: Aimez-moi, soupirez, brûlez pour mes appas, Mais qu'il me soit permis de ne le savoir pas. Bélise est de l'ancien temps aussi à cause du langage qu'elle parle et des romans qu'elle lit. Philaminte, au contraire, vise aux conquêtes scientifiques et morales. Tout d'abord son cœur dur, son air de colonel, menant tout le monde avec une discipline rigide, peuvent bien nous rebuter; mais sa connaissance faite, nous nous apercevons qu'elle est sincère, intelligente même. Au moment du danger, dans les dernières scènes, lorsqu'on lui apprend qu'elle et sa famille vont tomber dans la misère la plus noire, elle ne manque pas de courage, je dirais même de grandeur: (1) Je consens qu'une femme ait des clartés de tout; Et j'aime que souvent, aux questions qu'on fait, De son étude enfin je veux qu'elle se cache Et qu'elle ait du savoir sans vouloir qu'on le sache, Fi! tout cela n'est rien, Il n'est pour le vrai sage aucun revers funeste, Et perdant toute chose, à soi-même il se reste. Et c'est du haut de cette grandeur qu'elle contemple la lâcheté de Trissotin. C'est bien lui, le maître révéré, le gendre désiré et défendu avec tant d'acharnement, qui ne parlait que philosophie et désintéressement. C'est bien lui, qui tremble, en vrai poltron, devant le spectre de cette misère, mendiant des excuses, des prétextes pour battre en retraite, et dévoilant, tout à coup, la noirceur de ses sentiments: Philaminte: Qu'il a bien découvert son âme mercenaire ! Et que peu philosophe est ce qu'il vient de faire! C'est qu'elle y croit, à cette philosophie, et qu'elle hait, aussi bien que l'ignorance," la basse avarice : c'est bien pour cela qu'elle tend franchement la main à Clitandre, lorsqu'il s'offre dans un de ces élans de générosité qui rendent si noble et si chère la nature humaine. Est-ce que Philaminte va revenir de son erreur, après avoir compris ce que c'est qu'un Trissotin? On pourrait en douter. A son aînée qui se plaint de ce que sa mère marie Henriette au lieu d'elle: Ainsi donc à leurs vœux vous me sacrifiez ? Philaminte répond: Vous avez l'appui de la philosophie Pour voir d'un œil content couronner leur ardeur. Est-ce de l'ironie? Est-ce que la persuasion de la force de la science survit à une déception si cruelle? Je penche plutôt pour la seconde hypothèse, car ce serait cruel de sa part de railler en sa fille un sentiment qu'elle-même a cultivé dans son âme, et ce n'est pas Molière qui donne le spectacle de la conversion des pécheurs au dénouement de ses pièces. Armande est la troisième et la plus importante de ce groupe de femmes savantes; ce qui la distingue surtout de sa mère et de sa tante, c'est l'hypocrisie de son jansénisme de l'amour; elle est prude ainsi que Climène, ainsi qu'Arsinoé du Misanthrope, qui " fait des de l'amour pour les tableaux couvrir les nudités, mais qui a réalités „; elle est prude et orgueilleuse en même temps, et c'est cet orgueil qui repousse Clitandre, qu'elle voudra plus tard lorsque sa sœur Henriette aura su le gagner et le mériter par sa douceur et par sa grâce de femme. La méchanceté d'Armande est profonde: ses armes sont celles des lâches, la calomnie et la flatterie. Comme elle connaît le caractère despotique de sa mère, elle lui insinue qu'Henriette va épouser Clitandre pour " braver, ses ordres et pour se moquer de son autorité. Clitandre est charmé de devenir son gendre en dépit d'elle, Philaminte, et il se moque fort de sa philosophie et des savants qui l'entourent (1). Clitandre, par un moyen scénique à la vérité aussi usé qu'absurde, ayant tout écouté dans un coin, proteste: Armande se dresse comme une vipère, et lui jette à la figure ses droits, ainsi qu'une femme séduite et délaissée. Elle l'a repoussé, il est vrai, mais pour purger son âme du commerce des sens, car elle n'a jamais visé qu'à une "union des cœurs où les sens n'entrent pas „,. Cependant s'il faut se sacrifier à ses sentiments brutaux,, s'il faut accepter coûte que coûte les "nœuds de chair,, eh! bien, elle est disposée au sacrifice, pourvu (elle ne le dit pas, mais on le devine), pourvu de triompher sur sa sœur. Par ci par là des souvenirs de l'ébauche: Philaminte a encore une pointe de préciosité, et à Trissotin qui lui présente une épigramme comme un enfant tout nouveau-né „, dont il vient "d'accoucher dans "son cœur,, elle répond: 66 Pour me le rendre cher, il suffit de son père. Ajoutez le duo des pédants. Vous vous souvenez de Mascarille et de Jodelet, s'embrassant avec tant de tendresse : Ah! vicomte ! Ah! marquis! (1) Armande. Quelque bruit que votre gloire fasse, Toujours à vous louer il a paru de glace. Philaminte. Le brutal! Armande. Et vingt fois, comme ouvrages nouveaux, L'abord des deux lettrés, Trissotin et Vadius, n'est pas moins cordial, tout en ayant la gravité du rang. La reproduction d'après nature remplace le grotesque. Si l'on regarde la disposition des scènes, on verra que c'est toujours celle des Précieuses. Dans cette pièce, entrée de Mascarille, lecture de ses vers; entrée de Jodelet et récit de ses gloires; dans les Femmes savantes, lecture des vers de Trissotin, entrée de Vadius, présentation aux dames et admiration de celles-ci pour le nouvel arrivé. Il en est de même du commentaire que les dames font, dans les deux pièces, aux vers des deux poètes. Trissotin, comme son devancier, vient à peine de débiter ses rimes, que l'enthousiasme du beau sexe le porte en triomphe: Armande: Qu'il a le tour galant! Philaminte: Lui seul des vers aisés possède le talent! Trissotin, aux anges, pousse des "ahy, ahy, de satisfaction: Philaminte: On n'en peut plus. Bélise: On pâme. Armande: On se meurt de plaisir (1). Et le rimeur de balle répète, explique ses créations poétiques, au milieu de cette admiration féminine, toujours croissante; il se grise au son de sa voix et de ses rimes qu'il prend lui aussi pour une révélation du génie. Les différences cependant l'emportent sur les traits communs. Les Précieuses aiment la toilette, le luxe et la beauté physique des chevaliers leur rappelant les héros des romans à la mode. Armande, au contraire, a le dédain des bas bleus pour la parure et (1) Magdelon et Cathos se pâment elles aussi devant l'impromptu de Mascarille. Cathos. Ah! mon Dieu! voilà qui est poussé dans le dernier galant... Mascarille. Il me semble que cela ne soit rien. Cathos. Ah, mon Dieu! que dites-vous? Ce sont là de ces sortes de choses qui ne se peuvent payer. Magdelon. Sans doute; et j'aimerois mieux avoir fait ce oh! oh! qu'un poème épique. |