qui lui gagna la faveur royale et qui servit à l'entretenir et lorsque Louis XIV parut détourner les yeux de lui, pour suivre le charmeur florentin, c'est à la risée du Malade imaginaire que Molière, encore une fois, demanda sa revanche (1). Le journal de La Grange témoigne de l'étonnant succès des pièces les plus enjouées de Molière, du Cocu imaginaire, du Mariage forcé, de Monsieur de Pourceaugnac ou du Bourgeois gentilhomme; il nous raconte aussi les ennuis et les maigres recettes que les comédies de caractère ont causés à son maître; si celles-ci lui ouvraient la porte de l'immortalité, les premières lui assuraient l'aisance de la vie et les sympathies de l'époque. Cependant il faut bien comprendre la portée du mot farce, lorsqu'on l'applique au théâtre de notre poète; c'est la farce pour troupe, nouvelle édition, Paris, 1892; SOURIAU, Versification de Molière, Paris, 1896; A. DUCHESNE, La tradition du Moyen-Age dans Molière (Revue de Belgique), Bruxelles, 1898; J. J. WEISS, Molière, 1900; FR. SARCEY, Quarante ans de théâtre, Molière et la comédie classique, Paris, 1900; HEINRICH SCHNEEGANS, Molière, Berlin, 1902; GUSTAVE LARROUMET, La comédie de Molière, etc..., Paris, 1903; ABEL LEFRANC, Revue des Cours et Conférences, 1906-1908; EUGÈNE RIGAL, MOlière, Paris, 1908; et l'excellente vue d'ensemble de GEORGES LAFENESTRE, Molière dans les Grands Écrivains français, Paris, 1909. Nous aurons bientôt l'occasion de citer d'autres études sur notre sujet et de rappeler les noms de MM. Lanson, Martinenche, Huszár, Mantzius, etc. J'ai connu trop tard, pour en tirer quelque profit, le beau livre de M. J. WOLFF, Molière, der Dichter und sein Werk, München, Beck, 1909. (1) Boileau se plaint que Molière allie Térence à Tabarin, mais il retrouve du moins, dans son œuvre, l'écho de l'auteur de l'Andrienne, et c'est pour cet écho qu'il lui pardonne les grimaces de Mascarille et de Sganarelle. "C'est un farceur,, dit Somaize en parlant de notre poète; c'est un farceur „, répètent avec lui ses contemporains et ses rivaux que l'envie jaunit, l'accusant de tirer toute sa gloire des mémoires de Guillot Gorgeu, qu'il aurait achetés de sa veuve (Voyez SOMAIZE, Préface des Véritables Précieuses). Plus tard, ce titre de farceur sera répété, avec dédain, par ses critiques. Lodovico Antonio Muratori, en parlant de la "parfaite poésie italienne ne ménagera pas ce Français qui a tout osé pourvu de faire rire (Della perfeta poesia italiana, Venise, 1730, livre III, chap. VI); W. Schlegel, dans son Cours de Littérature dramatique, ajoutera que son comique est exagéré, arbitrai, bouffon. Enfin, même de nos jours, un esprit distingué, M. Mantzius, se plaint, de la longue suite de farces du poète de Tartuffe, des scènes du clystère, du sa et de la turquerie bouffonne du Bourgeois Gentilhomme (Molière, les théâtres, le public et les comédiens de son temps, traduit du danois par Maurice Pellisson, Paris, Colin, 1908). ce qui est de la fable, mais c'est bien souvent aussi, pour ce qui est des caractères et des passions, la comédie profonde et triste, de cette tristesse qu'inspire la connaissance des hommes. Prenez l'École des Femmes. C'est, sans contredit, la pièce où le génie du poète se révèle de la manière la plus éclatante, et cette floraison était préparée par les Précieuses, l'École des Maris et tant d'autres comédies. Eh! bien, quoi de plus simple, j'allais presque dire de plus puéril que la fable sur laquelle elle repose? Un homme jaloux veut garder une femme dans la solitude et dans l'ignorance; mais la nature apprendra à la femme ce que le jaloux lui cache avec tant de soins inutiles, et le premier blondin, qu'elle verra de sa fenêtre, l'emportera sur toutes les précautions du loup-garou. Fable ancienne, montrant les rides, relevée à peine par quelques épisodes puisés eux aussi à des sources bien connues. Voyez Tartuffe. Un hypocrite gagne les sympathies d'un homme de bien, et comme le serpent de la fable, il mord la main de son protecteur. Il faut que la famille dessille les yeux de cet honnête homme et qu'elle lui montre toute la noirceur du méchant. Mais comment s'y prendre si ces yeux refusent de voir? Rien de plus simple. L'honnête homme se cachera sous la table et l'imposteur révèlera, sans le moindre soupçon, en face de ce guet-apens si visible et puéril, la méchanceté qui l'anime. Ouvrez au hasard un recueil de Scenari: et vous trouverez en abondance des souricières de cette façon, si grossières et si naïves, que les souris de La Fontaine les regarderaient d'un air de mépris. Il en est de même j'arrive, pour abréger cette démonstration si évidente, à la dernière des pièces de Molière-il en est de même, dis-je, du Malade imaginaire. Ici le représentant de l'imposture porte la jupe et trompe la bonne foi de son mari: un mari aussi engoué de sa femme qu'Orgon l'était de son conseiller. Le nom même de la dupe n'a presque pas changé: au lieu d'Orgon, lisez Argan. Comment désabuser le bonhomme cette fois? On pourrait bien le cacher aussi sous une table, mais le jeu répété ennuie: il vaut mieux le prier de se feindre mort, ainsi que le personnage d'une des facéties de Pogge et devant ce mort supposé la femme dira, sans façon et sans soupçon, ce qu'elle pense. Franchement, ce sont des inventions qui ne valent pas grand'chose, des inventions légères et naïves, les premières qui se sont présentées à l'esprit du poète, et dont il ne cache pas même la ficelle. Le progrès de l'art n'est donc pas dans ce canevas que l'artiste prend où bon lui semble sans trop se préoccuper du triage: il sait bien que le canevas disparaîtra sous les broderies! Et sur ce même canevas, à deux époques distinctes de sa vie, ces broderies changent et se transforment, jusqu'à ce que de l'ébauche du débutant on parvienne au chef-d'œuvre du maître. C'est cette évolution du génie que nous tâcherons de surprendre. La France doit une vive reconnaissance à ce bon tapissier de la rue Saint-Honoré de ce qu'il a envoyé son fils Jean Baptiste au collège de Clermont. Sans ce fond de culture classique qui donne au futur poète du Misanthrope la connaissance directe de Plaute et de Térence et lui apprend la pensée des grands maîtres de l'antiquité, nous aurions eu un poète nourri d'observations élémentaires sur la vie du peuple: le Mascarille des premiers essais ou tout au plus le Sganarelle du Cocu imaginaire. Peut-être la vie vagabonde de comédien de province avait-elle terni ces bons souvenirs de collège; peut-être un plus long séjour, dans un milieu peu favorable à l'élévation de l'esprit et au calme nécessaire pour l'observation et pour l'étude, aurait-il fini par effacer ces germes de culture. Mais voilà enfin notre poète de retour dans ce Paris qui a été le rêve de sa jeunesse: le voilà dans la grande ville où les arts et les lettres s'épanouissent au soleil de la faveur royale. Celui qui vivait au milieu des Béjart, famille cynique et corrompue, qui fréquentait des pique-assiette et des vicieux tels que Chapelle et d'Assoucy, qui était entraîné par les mœurs de ses confrères de province, se voit tout à coup, comme le divin poète, transporté dans une atmosphère plus élevée, sinon plus pure, et de ses livres couverts de la poussière des routes, jaillissent encore pour lui de nobles pensées. C'est ainsi que les réunions qui avaient lieu trois fois par semaine entre Boileau, Racine et La Fontaine entretenaient l'esprit de notre artiste. dans un commerce intellectuel: de plus, cet esprit s'affinait aussi chez Ninon de Lenclos, qui lui offrait, dans son entourage, les modèles d'où vont sortir les marquis de la seconde manière et les libertins concourant à la formation de Dom Juan. Premiers essais. Quels sont les premiers essais de Molière? car c'est bien de ces essais qu'il faut partir pour comprendre la marche progressive de sa muse comique. On cite les noms de certaines petites pièces qui ont l'air d'appartenir à notre écrivain (1). Le Docteur amoureux a été joué à Paris en 1658, devant le roi, et l'on rappelle deux autres titres qui paraissent indiquer le même sujet ou un (1) La liste des farces attribuées à Molière est presque aussi longue que celle des pièces qu'il a réellement publiées. On lit, en effet, dans la Bibliographie Moliéresque par Paul Lacroix (éd. citée, p. 340 sqq.), le titre de dixsept farces, qui appartiendraient en propre à notre poète, savoir: Les Précieuses ridicules. Le Maître d'école. Les trois docteurs rivaux. Le docteur amoureux. Gros-René écolier. Le Docteur pédant. La jalousie de Gros-René. Gorgibus dans le sac ou Joguenet ou Les vieillards dupés. Panplan. Le Fagotier. Le grand benêt de fils aussi sot que son père. La Casaque. Le Marquis étourdi. Le feint lourdaud. Le médecin fouetté et le barbier cocu. L'ambitieux. La Psyché de village. M. Despois modifie un peu cette liste et la réduit à sept ou huit pièces et M. V. Young revient sur cette question (Molières Stegreifkomödien im besonderen Le médecin volant. Zeitschrift für franz. Sprache und Litt., vol. XXII, p. 190 sqq.). De beaux esprits se sont mêlés d'embrouiller cette question qui ne l'était que trop et les Moliéristes, à leur grand étonnement, virent paraître, en 1862, sous l'indication de Petit complément des œuvres de Molière, le Docteur Amoureux, pièce inédite de Molière, en un acte, en prose, précédée d'un avis au lecteur et d'un prologue en vers par Ernest de Calonne (Paris, Lévy), et dédiée A Son Altesse Royale Monseigneur le Duc d'Aumale. Il va sans dire que cette supercherie littéraire ne saurait en imposer à personne, bien que, dans la Bibliothèque de l'École des Chartes (tome Ier de la 2e série, p. 300), on annonçât l'heureuse trouvaille du Docteur amoureux, faite par A. Guérault, descendant du comédien Lagrange, parmi les papiers laissés par son aïeul. L'auteur a bourré sa pièce de souvenirs moliéresques. Mariane annonce à Cléante, amoureux de Dorine, qu'on va la marier avec un savant: Il nous faut pour épouseur un homme qui salue en latin, marche en grec, dorme en hébreu, mange en égyptien, boive en carthaginois, et digère en syriaque., Il suffit de lire attentivement cette petite énumération des qualités du futur mari de Dorine pour se persuader que l'esprit du grand poète n'y a rien à voir. Pourquoi ce salut en latin, cette marche en grec, ce sommeil en hébreu et ainsi de suite? Est-ce là le rire intelligent qui fait réfléchir, ou la gaieté bouffonne sujet qui s'en approche: Les trois docteurs et Le Docteur pédant. Il y a en outre Le Maître d'école et Gros-René écolier, deux titres peut-être pour une seule comédie, et les registres de la troupe de Molière nous assurent que l'on jouait aussi: Gorgibus dans le sac, Le Fagoteux ou Le Fagotier et La Casaque. Est-ce qu'elles appartiennent en propre à l'auteur du Misanthrope? C'est une hypothèse admissible, mais qui n'est pas prouvée. Cependant cette hypothèse nous fait réfléchir, car Gorgibus dans le sac paraît, d'après son titre, une ébauche des Fourberies de Scapin, et Gorgibus est bien un personnage du théâtre de Molière. Le Fagotier, à son tour, n'est pas sans rappeler le héros du Médecin malgré lui, qui fait lui aussi des fagots. Gros-René est un acteur de la troupe; cela peut expliquer Gros-René écolier, et cela peut expliquer aussi le titre d'une autre pièce, Gros-René jaloux ou La Jalousie de Gros-René, qui n'est, peut-être, que La Jalousie du Barbouillé, l'acteur donnant son nom à la farce. Actuellement, pour ce qui est de ces débuts, nous ne possédons le texte que de deux petites pièces de Molière: La Jalousie du Barbouillé et Le Médecin volant. On pourrait soulever des doutes. sur leur paternité; mais la première de ces farces donne origine à George Dandin et au Mariage forcé, tandis que l'autre n'est pas sans rappeler de près L'Amour médecin et Le Médecin malgré lui. Il y a même la reproduction de quelques phrases. Ce sont des ébauches, pour la province, où l'auteur n'a d'autre but que celui de faire rire de ce gros rire traditionnel, qui amuse et qui passe; dans les remaniements successifs, fruits de l'observation attentive s'exerçant sur un horizon plus large, l'étude des mœurs et des caractères remplit les scènes, jadis trop vides, et la farce devient raisonnable et profonde. Dans cette Jalousie qui épanouit les cours? De plus, Géronte, pour se feindre issu de la famille créée par Molière, ne trouve rien de mieux à faire que de répéter la plaisanterie de Sganarelle: Si l'on venait me demander quelque argent, qu'on réponde que mes malades me tiennent tout le jour dehors Mascarille se donnera ensuite des airs de Scapin, et Valère tâchera de rappeler Monsieur de Pourceaugnac. Enfin, quelques années après, on publia: Joguenet ou les vieillards dupés, comédie en trois actes par Molière (Genève, Gay et fils, 1868), que l'on donnait comme le texte primitif des Fourberies de Scapin, sorte de large étoffe où l'on aurait taillé la pièce célèbre. M. Lacroix eut le tort d'appuyer de son autorité cette mystification. |