le grand poète dans la résurrection du théâtre comique de la Péninsule. Si l'Italie, célèbre en tant de créations artistiques, n'a pas brillé, ainsi que sa sœur latine, dans l'art de Thalie, ce n'est pas certainement de la faute du poète français. Depuis la fin du XVIIe siècle jusqu'à nos jours, l'œuvre de Molière court victorieuse d'un bout à l'autre de l'Italie, traduite, critiquée, imitée et plagiée. C'est le modèle parfois incompris et décevant des auteurs médiocres à court de fantaisie créatrice, pâlissant sur son œuvre, lui dérobant, en cachette, une plaisanterie que la traduction rend fade et la scène déplacée, et s'appropriant, sans scrupule, des fleurs aussitôt fanées que cueillies, mais c'est parfois aussi la source féconde d'un art nouveau et vivificateur, la source de ceux qui sont à même de comprendre la grande leçon ressortant de son œuvre. Bien des poètes comiques de tous les pays de l'Europe, romantiques, réalistes, impressionnistes, psychologues, ont franchi les Alpes et révélé leur esprit au public italien, mais aucun d'entre eux n'a eu, dans la Péninsule, autant de succès que Molière; son écho ne s'est pas éteint ni ne s'éteindra de si tôt. LE PERSONNAGE DE MOLIÈRE SUR LA SCÈNE ITALIENNE Molière a paru quelquefois aussi sur les planches du théâtre italien et c'est Goldoni qui, le premier, l'a évoqué à l'honneur de la rampe (1). Mais est-ce de Molière ou de Goldoni qu'il est question dans cette pièce jouée pour la première fois à Turin en 1751, hommage rendu au culte que les Piémontais professaient pour l'auteur de Tartuffe? "Les comédiens donnaient mes pièces à Turin, dit Goldoni dans ses Mémoires (2); elles étaient suivies, elles étaient même applaudies; mais il y avait des êtres singuliers, qui disaient à chacune de mes nouveautés: "C'est bon, mais ce n'est pas du Molière,,; on me faisait plus d'honneur que je ne méritais. Il fallait donc témoigner à ce public que Goldoni partageait bien cette admiration: "Je connaissais Molière, et je savais respecter ce maître de l'art aussi bien que les Turinois, et l'envie me prit de leur en donner une preuve qui les aurait convaincus. „ On ne saurait mettre en doute la bonne foi de l'artiste vénitien, mais il est évident qu'en peignant la vie du grand maître, d'après (1) Voyez PAUL PEISERT, Molières Leben in Bühnenbearbeitung Inaugural-Dissertation, Halle a. S., 1905. M. Peisert analyse 32 pièces dédiées à Molière, et pour ce qui est de l'Italie, il ne fait mention que de celles de Goldoni et de Chiari. Le docteur Cesare Levi élargit le tableau. Voyez Saggio sulla bibliografia italiana di Molière, extrait de la Rivista delle Biblioteche, 1906, pp. 31-33. Dans l'édition vénitienne des Opere complete de Goldoni, qu'on est en train d'achever, je lis une note historique très intéressante de M. Maddalena, sur le Molière de Goldoni (vol. VII, 1910). Cfr. sur le même sujet un article de M. ACHILLE NERI, Preludio d'Ancône, n. 22, inséré ensuite dans ses Aneddoti Goldoniani, Ancône, Morelli, 1883. (2) Éd. de Paris, 1787, II, p. 95; voyez réimpr. Mazzoni. TOLDO, L'Euvre de Molière, etc. 35 la lecture de Grimarest, il a dû songer à la sienne, et il a représenté les tracasseries et les déceptions de poète auxquelles Molière était en butte, ignorant peut-être que la fortune avait souri à son devancier bien plus qu'à lui et qu'elle l'avait entouré, du moins, des aisances de la vie. Quant à la partie biographique, c'est Goldoni encore qui se donne la peine de nous renseigner: "Deux anecdotes de sa vie privée m'en fournirent l'argument. L'une est son mariage projeté avec Isabelle, qui était la fille de la Béjart; et l'autre la défense de son Tartuffe (1). La femme de Molière était destinée à jouer toujours un grand rôle dans toutes les pièces se rapportant à son mari, et Tartuffe allait devenir, à son tour, la personnification des adversaires du poète. Dans le Molière de l'écrivain des Rusteghi, il faut donc faire une part considérable la plus vivante de toutes à la représentation des luttes, des misères et des triomphes de la vie de l'artiste. Sous les traits de celui-ci travaillant à bâtons rompus à ses chefs-d'œuvre, au milieu du bruit et des querelles des comédiens, des visites des fâcheux, des ennuis et des misères prosaïques de tous les jours, on découvre sans peine, bien que le tableau de l'Impromptu de Versailles soit présent à notre souvenir, les pérégrinations et les malheurs de notre vénitien, consolé cependant par l'enthousiasme de son œuvre. Voyez-le, le poète, forgeant ses créatures immortelles et regardant, du haut de la supériorité de son esprit, les vices, les ridicules et les lâchetés des hommes en général et de son siècle en particulier, les marquis ridicules, les pecques provinciales, les hypocrites des deux sexes, les libertins corrompus et corrupteurs, tout ce monde que Molière avait peint, mais que Goldoni connaissait et peignait lui aussi. Ce n'est donc plus le Molière que la critique nous a fait connaître, l'amant de Madeleine Béjart, dont il épouse la sœur ou la fille, le courtisan adroit, à la religion douteuse et à la morale tant soit peu facile, l'homme vrai tel qu'il l'était réellement tel qu'il peignait les autres, avec ses rayons et ses ombres. Le héros de la pièce de Goldoni se transforme en symbole; c'est un Alceste, sans aucune trace de ridicule, parlant et agissant en philosophe. Et de ce monde des coulisses, si différent du désert de Timon, on (1) Mémoires, II, 96. voit sortir une nymphe pure et ingénue, Isabelle (1), la femme de Molière, que l'auteur de La fameuse comédienne et les historiens même assez indulgents ont peinte comme vous le savez. Que de tendre passion dans cette jeune comédienne, et que le grand poète va être heureux avec elle! Sa sœur M.me Béjart (Madeleine) elle-même est, après tout, un cœur excellent. Elle adore Molière, en admire le génie et voudrait contribuer à son bonheur. Sa jalousie, qui pourrait lui suggérer des idées de vengeance et de haine, se transforme et s'ennoblit dans les dernières scènes. Son amour sera étouffé, quand même cela devrait la rendre malheureuse pour toujours. Enfin l'hypocrite Pirlone, souvenir de Grimarest et de Gigli à la fois, est bon diable lui aussi. Tout d'abord, il n'y a rien dans la peinture de ce type qui puisse froisser le sentiment religieux de qui que ce soit. La soutane et le tricorne ont disparu pour faire place à la mise d'un marchand au ton doucereux, il est vrai, mais qui n'invoque à témoin de son innocence ni le Ciel ni les saints. Pirlone a appris que Molière va l'exposer sur la scène, ce qui n'est pas pour lui faire plaisir. Il tâche pourtant de l'empêcher et de gagner à sa cause la servante Foresta, qui se moque de lui et donne à son maître le manteau et le chapeau du malheureux, afin qu'il puisse le représenter tout à fait au naturel. Au bout du compte, c'est Pirlone qui a raison de se plaindre du tour que tous ces comédiens lui ont joué, et les spectateurs n'éprouvent point en sa présence le sentiment de répulsion qu'inspirent Tartuffe et sa lignée. Tout s'adoucit donc sous la plume de l'auteur des Rusteghi, qui, malgré les haines des Chiari et des Gozzi et les misères de son art, a la vision, comme nous avons dit, d'une humanité bonne en soi, ayant plutôt des travers que des vices. Outre ces changements qui ne donnent point une valeur historique ou psychologique à la pièce, ce Molière est écrit en certains vers martelliens bien entendu si négligés, si débraillés, que l'on s'étonne que son auteur n'ait pas éprouvé le besoin de les corriger par respect envers le grand maître. Même en laissant de côté la manière barbare dont on loue les soins de (1) Goldoni lui a donné tout d'abord le nom de Guerrina qui était celui de son second mari, anachronisme étrange, inspiré peut-être par les souvenirs de la Fameuse comédienne. M.me Béjart (1), le Molière du poète vénitien se permettra des rapprochements entre les belles, les veaux et les bœufs, qu'Isabella complètera librement (2), et le dialogue entre la fille et la mère donnera lieu même à une équivoque obscène (3). L'étude superficielle des caractères paraît encore davantage si l'on écoute Pirlone se vanter de son hypocrisie (4) ou M.me Béjart oublier tout à coup ses déceptions amères pour embrasser son beaufils. Il en est de même des imitations puisées directement au théâtre moliéresque: quandoque bonus dormitat Homerus. Le comte Lasca, par exemple, est chargé de représenter le marquis de la Critique: Le Comte: L'École des femmes est tout à fait sans sel. Valerio Il est vrai qu'elle n'a pas eu de succès, mais cela ne signifie rien. Le Comte: Est-ce que l'on peut dire une plus grosse sottise que cette tarte à la crème ? Valerio Voulez-vous pour une expression mal choisie condamner une comédie? Le Comte: Une tarte à la crème! Quel butor! quel animal! Or, cette tarte à la crème, pour le public italien qui n'a pas sous les yeux L'école des femmes, ne signifie rien du tout, et semble un détail insignifiant. Ailleurs, Pirlone ôte à Tartuffe sa noirceur et le rend ridicule. Le voilà rendant visite à la servante Foresta : (1) Molière. Son anni che viviamo in buona compagnia, Ed ella gentilmente mi fa l'economia., Et après: E quando lei rimiro sua vista mi consola,. (2) Molière. Eh può la madre vostra cangiar le voglie sue, E lasciar sarei pazzo il vitello pel bue., Et Isabelle, avec beaucoup de respect pour sa mère, réplique: "Il vitello pel bue? È femmina mia madre., (3) Béjart (à sa fille): E a voi chi diè licenza venire in questi quarti, Molière. Via, la vostra figliuola è una fanciulla onesta. |