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Foresta Puisque nous sommes seuls, veuillez vous donner la peine de vous asseoir (elle indique une chaise à Pirlone).

Pirlone: Que le Ciel vous console! Asseyez-vous aussi.

Foresta: Je ne peux me prendre une telle liberté.

Pirlone Faites-le par obéissance.

Foresta J'obéirai (elle s'assied).

Pirlone: Tout près de moi.

Foresta (elle s'approche davantage): Voilà qui est fait.
Pirlone: Ouf! qu'il fait chaud !

Foresta: Donnez-moi votre chapeau.

Et c'est ainsi que l'adroite soubrette s'empare du chapeau et du' manteau du bonhomme, dont Molière se servira pour faire rire le Palais-Royal à ses dépens. Mais Pirlone, le lecteur s'en aperçoit sur l'instant, n'a rien de redoutable; de la maîtresse étant descendu à la servante, il est la dupe de celle-ci, et c'est Foresta même qui l'invite à s'asseoir et à se déshabiller. Ce n'est donc plus un séducteur et un corrupteur des consciences mais presque un séduit, un collégien, dont on va rire à gorge déployée et qui ne saurait répéter la théorie du "plaisir sans peur, et des accommodements avec le Ciel. S'il était prêtre, au lieu de tendre des pièges à ses pénitentes, il tenterait tout au plus les nymphes faciles de la cuisine.

Mais Molière entre, parle de son œuvre, et la scène s'anime tout à coup sous un flot de nobles pensées. C'est qu'il y a un cri de l'âme humaine dans cette histoire qu'il retrace de ses débuts, de ses luttes, de ses haines et de ses amours: c'est que le cri qui part de la foule: "Courage, Molière, voilà la vraie comédie!,,, notre vénitien devait se l'appliquer, et il en avait le droit (1).

(1)

Tratto dal genio innato, e dal desio d'onore,
Al comico teatro died' io la mano, e il cuore;

A riformar m'accinsi il pessimo costume,

E fur Plauto e Terenzio la mia guida, il mio lume.
L'applauso rammentate dell'opera mia prima;
Meritò lo Stordito d'ogn'ordine la stima;

E il Dispetto amoroso e le Preziose vane

M'acquistarono a un tratto l'onor, la gloria, il pane,
E si sentì alla terza voce gridar sincera:
Molier, Molier, coraggio; questa è commedia vera.

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Il faut avouer d'ailleurs que ces vers ne valent pas grand' chose.

M.me Béjart a parfois, elle aussi, des accents de vérité. Son âme est agitée, elle voudrait éclater en larmes et en reproches contre Molière, contre sa fille, contre elle-même, mais le régisseur frappe les trois coups, et il faut bien qu'elle se présente à la rampe, le sourire sur les lèvres: "Vilain métier! Je dois, quelques chagrins qui m'accablent, montrer un visage souriant, et lorsque je voudrais punir celui qui me trompe, je suis forcée de l'embrasser sur la scène. (1).

Et Goldoni peint avec finesse l'égoïsme de l'amour: "On aime pour soi, on aime pour son propre plaisir; les fils même on les aime parce qu'ils sont, pour ainsi dire, une partie de nous, parce que nous voyons en eux nos traits,, (2). Mais qu'il est faible, ce dénouement que l'on pourrait appeler la scène du repentir général Pirlone déclare, une main sur son cœur, qu'il va renoncer pour toujours à l'usure et à l'imposture; et l'on peut se fier à sa parole. Madame Béjart paraît plus résistante, mais enfin l'émotion la gagne et en mère noble, elle bénit sa fille et son gendre. Quant à Molière, il embrasse tout le monde, sa femme, sa belle-mère et Pirlone aussi, auquel il demande pardon du tour joué. Je ne dirai pas même que Goldoni ait suivi Grimarest. Tout ce qu'il y a d'historique, dans la pièce, c'est l'irritabilité nerveuse du héros, conséquence du travail, des agitations, des luttes dont notre écrivain se plaignait lui aussi, et dont sa brave Nicoletta savait le consoler. Et c'est en pensant à sa compagne que Goldoni a adouci, peut-être, les traits d'Armande. La femme d'un artiste, quelques torts qu'elle ait, est toujours une victime dont on doit plaider du moins les circonstances atténuantes (3).

(1) Béjart.

(2)

Mestiere maledetto !

Dover mostrar il viso ridente a suo dispetto!
E quando tra le fiamme arde di sdegno il core,
Dover coll'inimico in scena far l'amore.

E si ama quel che piace, e si ama quel che giova
E fuor dell'amor proprio, altro amor non si trova.
Lo provo ama colui l'amico, ovver la moglie,
Ma sol per render paghe sue tristi, o caste voglie.
S'amano i proprî figli, perchè troviamo in essi
L'immagine, la specie, la gloria di noi stessi...

(3) Sur cette comédie de Goldoni, on peut consulter un article de VALENTINO CARRERA, Carlo Goldoni a Torino, Loescher, 1886. Achille Neri, dans son livre

Le Molière mari jaloux de Chiari a longtemps partagé avec le Molière de Goldoni la faveur du public. Du moins, je constate que dans les chroniques des théâtres, au XVIIIe siècle, l'une des pièces suit l'autre, avec le même succès. Dans la préface de sa comédie, Chiari avoue que c'est l'exemple de son rival qui l'a poussé à l'écrire: mais là où l'auteur vénitien avait exagéré les teintes claires et riantes, le poète de Brescia prendra le contrepied en jetant sur sa palette les couleurs les plus noires. C'est que Goldoni avait un culte bien sincère pour le grand Maître et que Chiari le jalousait même en le plagiant. Rappelons cette préface, déjà citée, où il accuse le poète français d'avoir copié les latins: car il n'y a en lui aucune plaisanterie, aucun sel dont il ne soit redevable à Plaute.

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La comédie Molière mari jaloux fut jouée, pour la première fois, à Vérone, en 1753, et la même année à Venise; et elle eut partout un accueil au dire de son auteur on ne pourrait plus favorable. Cependant les envieux, il y en a toujours aux trousses des gens de bien et de mérite, accusaient Chiari d'imiter Goldoni, bien "qu'il n'y eût aucun rapport entre les deux comédies; car la mienne, ajoute l'artiste de Brescia, commence justement où l'autre finit. D'ailleurs c'est une vraie gloire, un véritable tour de force que de puiser de l'eau à une source que les autres ont presque épuisée (1), d'autant plus lorsque ceux-ci ont modifié, altéré, falsifié même le véritable caractère des personnages. Si j'avais été le premier à mettre Molière sur la scène, je n'aurais pas représenté le caractère de Guerrina si contraire au portrait que l'histoire nous a transmis d'elle et je n'aurais pas introduit, dans ma pièce, un ivrogne... je n'aurais surtout pas peint ce héros si épris d'une jeune fille sans expérience, à faire dépendre du caprice de celle-ci les applications de l'art du poète mais il lui fallait travailler "une étoffe déjà usée. Et pourquoi ne changeait-il pas de voie? Pourquoi ne nous

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très méritoire et déjà cité, Aneddoti goldoniani, loue le Molière de Goldoni; Carrera, au contraire, trouve que la beauté de quelques passages est déparée par de graves défauts. C'est surtout le caractère de Leandro (La Chapelle) qui lui paraît contraire à la vérité.

(1) Ce qu'il exprime fort joliment: "Far seguace la mia fantasia delle pedate (!) d'un'altra.,

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a-t-il donc pas représenté le véritable Molière et la véritable Armande d'après l'histoire, que Goldoni venait, à son dire, de falsifier?

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Voyez le héros de Chiari dès les premières scènes. Valerio vient l'avertir que la soupe est trempée, mais le poète ne bouge pas de son pupitre: son art est une galère qui le force à travailler du matin au soir, sans relâche. Est-ce que l'artiste appelle une galère, son œuvre, au moment où il la forge, dans l'ivresse de la création? Mais quelle est donc cette œuvre à laquelle Molière travaille d'arrache-pied? Est-ce L'école des femmes? Est-ce Tartuffe ou Le misanthrope? Loin de là, il écrit son Médecin malgré lui, et l'écrit non pas pour donner libre essor à sa verve bouffonne, mais pour se venger du maître de la maison où il demeure, un vilain médecin qui a mis à la porte un homme de génie, tel que lui, pour gagner je ne sais combien de livres! (1).

(1) (I, 1) Molière al tavolino che studia, poi Valerio.

Valerio (entrando). Molière.

Molière.

Valerio.

Non ci sono (senza alzar la testa dal tavolino).
Di voi cerca più d'uno.

Molière. Vadano alla malora: non vo' veder nessuno.
Valerio. È tardi.

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Valerio. Questo è un po' troppo, amico, scriver mattina e sera.
Molière. Sera e mattino al remo chi nacque alla galera.
Valerio. Ma che scrivete mai con tale, e tanta fretta?
Molière. Mi diverto da comico, facendo una vendetta.
Valerio. Qualche commedia ?
Molière.

Andate che l'estro in me s'ammorza.

Il medico per forza.

Valerio. Della commedia il titolo ?
Molière.
Valerio. Ora capisco tutto: quel vostro albergatore

Che vi cacciò di casa, vi sta tuttor sul cuore.

Molière. Medico da sassate (gettando la penna): dottor senza dottrina;
Vo' dargli in sulle scene la laurea in medicina.
Sapendo chi è Molière, perchè mi diè molestia ?
Un poeta irritato è sempre una gran bestia (sic).
D'alloggiarmi in sua casa era un onor per lui:

Voyez donc la belle invention! Au moment où Chiari nous présente son illustre devancier, celui-ci vivait en grand seigneur et ne s'embarrassait guère ainsi que l'abbé italien, pour de misérables questions d'argent. D'ailleurs c'est ne pas saisir la portée de l'esprit de Molière que de croire qu'il écrivait ses pièces pour des vengeances personnelles. Est-ce que Chiari le jugeait donc d'après son propre caractère? Le héros du poète de Brescia paraît sur la scène jaloux comme un tigre et aussi sot que Sganarelle. La femme Guerrina est un ange de vertu, endurant patiemment les tracasseries de ce mari cassé, vieux et tyran. Tout cela au nom de cette vérité historique foulée au pied par Goldoni!

On dirait que Chiari prend à tâche de se venger de la supériorité intellectuelle de Molière. D'après notre abbé, l'auteur de Tartuffe radote. C'est lui qui a composé la Princesse d'Élide et qui a chargé sa femme d'y jouer un rôle faisant admirer les grâces de sa personne: et il se désespère de ce que celle-ci ait joué à la perfection, et qu'elle se soit exposée sur la scène comme quelque chose "que l'on vend aux enchères. Il faut donc que Guerrina, alias Armande, renonce à la Princesse d'Élide! Toute la comédie n'est qu'une scène de jalousie et d'injures que Molière lance à sa femme: "Vous êtes en train, madame, de dépasser les débordements de votre mère (est-ce qu'on peut parler ainsi à une femme que l'on respecte?). Si je vous envoie sur la scène, c'est pour que vous m'aidiez à gagner un morceau de pain (encore la conception erronée d'un Molière misérable) et non pas pour que vous y cherchiez des amoureux. Je veux bien me moquer des autres, mais je ne veux pas que l'on dise: Molière, regarde ta chemise „,. Enfin on ne saurait être plus vulgaire. Madame réplique, elle aussi par des scènes du même genre (1), et l'on s'étonne qu'après avoir déclaré que son

(1)

A pagar la pigione tardo giammai non fui
E per un vil guadagno di poche lire al mese,
Che gli offre la Du Parc, mi fa cangiar paese?
Ad ella dà ricetto il medico villano;

E me dal mio teatro obbliga andar lontano!
Non son Molière, se taccio. Voglio finchè avrò vita
Che desso, e i pari suoi si mordano le dita.

e stupisco non poco

Che sotto un crin di neve ancor vi scaldi il fuoco.

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