Images de page
PDF
ePub

Tout l'effort de Pascal tend non pas à « convaincre les athées », mais à préparer dans les âmes l'intention de la foi. Dès lors, que pour rendre son argumentation efficace il requière l'intervention du cœur et de la volonté, comment s'en étonner? Il ne se tient pas dans l'ordre de la connaissance spéculative, il se tient dans l'ordre concret et individuel des préparations pratiques de la foi, il intègre ses preuves à ce grand mouvement d'intelligence et de volonté, où il s'agit pour chacun de nous de sauver son unique, qui exige la rectification du désir par rapport à la fin ultime, et qui suppose dès le principe les prévenances de la grâce. Si le cœur n'est incliné, ici nulle raison ne vaut. « Ce discours est fait par un homme qui s'est mis à genoux pour prier cet Être infini de se soumettre votre cœur. »

Les preuves qu'il fournit, il entend cependant qu'elles soient, en elles-mêmes, objectivement valables et décisives. «Fondements indubitables, et qui ne peuvent être mis en doute par quelque personne que ce soit.»> Quelles preuves? Miracles, Prophéties, Figures... (et ramassées avec quelle force 1.) Loin qu'il fasse fi de ce qu'on appelle la « crédibilité objective », c'est elle qui devait former le corps de son apologie 2. Mais ces preuves d'ordre historique et « moral » dont il a esquissé contre les cartésiens la théorie logique, et qui sont fondées sur des faits donnés extérieurs à notre conscience, ces preuves pleinement efficaces devant la raison, c'est l'enseignement révélé lui-même qui les propose à la raison (car Pascal sent bien, avec les thomistes 3, que la défense rationnelle de la foi doit rester encore sous la régulation de la foi ;) et parce qu'étant preuves par signes irrécusables, mais non par évidences intrinsèques comme celles de la géométrie, elles sont bien aptes

[ocr errors]

1. Cf. R. P. M.-J. LAGRANGE, Pascal et les prophéties messianiques, Revue biblique, octobre 1906.

2. Cf. A. GARDEIL, La Crédibilité et l'Apologétique, p. 144 et suiv. 3. Cf. R. GARRIGOU-LAGRANGE, de Revelatione, t. I, c.2 et 3.

de soi à procurer totale certitude, mais ne suppriment pas cependant toute possibilité de doute imprudent, parce que, surtout, elles nous mènent à des vérités qui intéresseront toute notre conduite, et qu'elles nous mettent en face d'une fin surnaturelle, elles sont telles, en fait, que selon la disposition des cœurs elles éclairent les uns et aveuglent les autres. Ce n'est pas au Dieu des philosophes, c'est au Dieu caché de la foi qu'elles nous conduisent.

Quant à la considération de notre nature, de ses contrariétés et de ses besoins, le rôle immense qu'elle joue dans l'apologétique de Pascal reste préalable aux preuves elles-mêmes. Il s'agit là, essentiellement, non de prouver, mais de disposer le sujet à entendre la preuve, et tout d'abord de le tirer de sa négligence en une affaire dont l'enjeu est lui-même, « et son éternité, et son tout », de l'amener à chercher la vérité, et à délibérer de sa propre vie. Art d'ébranler l'âme, où Pascal est maître. Ainsi entendue, sa méthode apparaît dans sa force et sa légitimité, le pari lui-même devient acceptable comme argument ad hominem, si déficient et incomplet soit-il, remède héroïque pour éveiller d'entre les morts ceux qui sont ensevelis dans la chair.

Enfin si Pascal ne fait pas appel aux preuves rationnelles de l'existence de Dieu, n'est-ce pas, encore une fois, qu'il n'est pas question pour lui de philosopher, mais de convertir? Son attitude pratique se comprend si l'on se place au point de vue des aptitudes réelles présentées, à l'égard des arguments métaphysiques, je ne dis pas par les simples, en qui le sens commun garde sa vigueur intègre, je dis par la catégorie très déterminée de gens cultivés auxquels il avait affaire. Presque tout ce qu'il dit, du reste, de la faiblesse de la raison, si on le rapporte, non à la raison elle-même, mais à ce qu'elle est de fait en la plupart des hommes, un thomiste l'accorderait volontiers. « Nature corrompue, dit-il l'homme n'agit point par la raison, qui fait

son être. » Saint Thomas va plus loin, et enseigne qu'il est naturel que l'animal raisonnable use le plus souvent mal de sa raison. (De là une saine politique à fond pessimiste dont Pascal a formulé les préceptes avec une force incomparable, quoique d'une manière outrée.) Ajoutez à cela que les malades auxquels il s'adresse sont précisément des malades de la raison, atteints de cette hypertrophie intellective qui commence alors à se manifester, et qui a pu développer magnifiquement, dans le domaine mathématique, l'activité de la faculté lésée, la rendant toutefois malhabile aux spéculations supérieures. Est-ce à de tels malades raidis contre le vrai qu'on va « prouver la divinité par les ouvrages de la nature,... le cours de la lune et des planètes? » Montrez-leur d'abord que « ce n'est pas par notre capacité à concevoir » les choses « que nous devons juger de leur vérité », apprenez-leur à se soumettre au réel, à comprendre que la raison n'évite l'absurde qu'en reconnaissant l'Încompréhensible. Faites-leur demander la gratia sanans, et attendre a l'inspiration » dans les « humiliations ».

Surtout réveillez en eux le désir naturel de l'absolue vérité. Dites-leur: « Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur »; dites-leur: «A moins d'aimer la vérité on ne saurait la connaître ». Voilà l'essentiel bienfait de l'apologétique pascalienne, pour lequel tant d'âmes envelopperont Pascal de leur gratitude dans l'éternité. Ce qui est vraiment humain dans cette apologétique, et ce qui fait son efficacité, c'est que prenant pour acquises, quelle que soit la question de droit, les impuissances rationnelles auxquelles, de fait, se buttent les incroyants, elle les dresse néanmoins tout entiers vers la vérité qu'ils ignorent. En éveillant, lui non philosophe, un désir métaphysique, Pascal, aidé de la grâce, les oriente vers un terme qui dépasse à l'infini la métaphysique. Ce penseur dont le pragmatisme a essayé de se réclamer, le

secret de son influence est son amour de la vérité pure, son incoercible sentiment des droits absolus de la vérité sur nous...

[ocr errors]

Ainsi pourrait-on, me semble-t-il, dégager pour Pascal, comme il demandait qu'on le fit pour « tout auteur », ce « sens auquel tous les principes contraires s'accordent »>, sinon doctrinalement (car il y a chez lui, quoi qu'on fasse, des contradictions trop marquées), au moins dans l'intention vivante et centrale. Et ce sens est le sens catholique. Que les Provinciales aient mérité d'être condamnées par l'Église (qui a frappé aussi, ne l'oublions pas, les doctrines laxistes qui avaient scandalisé Pascal 1), que Pascal, à certains moments, ait connu des mouvements bien amers, et qui sentent la secte, il ne serait même pas besoin, cependant, du témoignage de Beurrier sur la soumission de ses derniers jours pour comprendre que son cœur n'a jamais cessé d'être fidèle. Initié à la théologie par les jansénistes, c'est la foi infuse toute nue qui l'élève peu à peu au-dessus du jansénisme, et le garde en contact avec la vérité. Bien plus que les conversations de Nicole, c'est elle qui dès la dix-septième et la dix-huitième Provinciales, comme le notent MM. Edgar Janssens et Jacques Chevalier 3, l'oriente vers le thomisme. Une théologie orthodoxe apparaît ainsi comme la limite idéale de sa pensée.

En fait néanmoins, il serait puéril de ne pas l'avouer, il n'est pas parvenu au plein équilibre doctrinal, et n'a pas su se maintenir parfaitement dans cette pure ligne

1. Décrets d'Alexandre VII (1665, 1666) et d'Innocent XI (2 mars 1679). -Si mes lettres sont condamnées à Rome, avait écrit Pascal dans une de ses pensées les plus amères, ce que j'y condamne est condamné dans le ciel. » Et sera condamné un jour à Rome, eût-il dû ajouter s'il avait eu plus de confiance en l'Église. 2. E. JANSSENS, L'Apologétique de Pascal, p. 329, note. 3. J.CHEVALIER, Pascal, p. 131.

formelle à laquelle tendait l'instinct de sa foi. Défaillances accidentelles, déficiences et scories humaines qui sont précisément ce qu'aiment en lui des esprits qu'il aurait haïs, car ils n'aiment pas la vérité, mais l'homme, et ne cherchent dans les grandes âmes qu'ils admirent qu'à s'aimer eux-mêmes avec plus de concupiscence et de délectation.

Que dirons-nous ici? Pascal, et c'est le principe de toutes ses faiblesses, a une incurable défiance à l'égard de la métaphysique. Je sais bien qu'incomparablement plus sensé que beaucoup de ceux qui invoquent aujourd'hui son patronage, s'il ne se servait point de preuves métaphysiques, « ce n'est pas qu'il les crût méprisables » 1; il sentait la force du raisonnement qui nous contraint de monter, le long des degrés de perfection, jusqu'au premier Être : « N'y a-t-il point une vérité substantielle, voyant tant de choses qui ne sont point la vérité même? » Il a pourtant écrit d'autre part « Sans l'Écriture, sans le péché originel, sans Médiateur nécessaire promis et arrivé, on ne peut prouver absolument Dieu », et il est visible que s'il refusait de philosopher ce n'est pas seulement, comme je le supposais tout à l'heure, par égard aux indispositions des esprits auxquels il s'adressait ; sur lui-même les vérités d'ordre métaphysique n'avaient que très peu de prise, son génie exclusif était trop prodigieusement mathématicien et physicien pour que l'absolue immatérialité de l'abstraction métaphysique lui pût sembler respirable. Bref on voit déjà poindre chez lui cette singulière infirmité de la raison pure et ce culte étroit du fait (physique ou historique) dont l'intelligence souffrira tant après lui. Non que le fait ne doive commander, certes! Mais à condition d'être assumé dans la lumière de l'intelligence. De l'empirisme aussi il faut dire : « Marque de force d'esprit, mais jusqu'à

1. Mm. Périer

« PrécédentContinuer »