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un certain degré seulement. » C'est une illusion capitale de croire que l'homme peut se passer durablement des suprêmes certitudes d'ordre naturel que lui procure la sagesse de l'intelligence élevée aux premières causes. Le rationalisme de Descartes et l'expérimentalisme de Pascal se faisant vis-à-vis, rien ne montre mieux, -et chez quels protagonistes ! - le mal dont l'esprit moderne souffre dès le principe, et dont une saine métaphysique l'aurait seule pu guérir.

:

Mais c'est le jansénisme qui introduit dans la pensée de Pascal les plus graves discordances et les menaces de déséquilibre les plus aiguës. Il a rendu plus nocives chez lui l'insuffisance métaphysique et l'aversion pour la philosophie que je viens de signaler, et la disposition complémentaire à remplacer par le feu de la volonté la lumière des intelligibilités suprêmes. Son pessimisme en matière humaine, si rationnel et si juste en principe, mais que ces dispositions naturelles tendaient déjà à outrer et à épaissir, en est devenu définitivement faussé le péché originel nous a dénaturés, corrompus dans notre essence. Nous indiquons ailleurs 1 les conséquences capitales, absolument contraires aux vérités les plus chères à Pascal, que cette déviation du dogme chrétien a entraînées. Notons ici la contradiction introduite par là au cœur de l'apologétique pascalienne : si « cette belle raison corrompue a tout corrompu »>, pourquoi entreprendre de prouver la vérité de la religion, et montrer que celle-ci n'est pas contraire aux principes de la raison? Si l'homme est devenu essentiellement l'ennemi de Dieu, il faut que grâce et charité détruisent nature et raison. Pascal ne s'est pas enfoncé dans cette direction, parce qu'il y avait en lui une répugnance essentielle à la haine hérétique de l'intelligence et de la nature. Il n'a pas résisté cependant à la tentation de froisser radicalement cette raison

1. Voy. plus loin, chap. IX, Le réalisme thomiste.

dont les insoumissions et les sophismes font obstacle à la foi, cette raison de son siècle, non pas ordonnée, hélas, en la sagesse métaphysique, mais exaspérée d'ambition mathématique, et dont, à l'égard du moins de tout ce qui n'est pas la révélation, il sent en lui-même les impatiences. Il a pour tout ce qui est humain des ironies et des duretés elles-mêmes très humaines, une passion trop fiévreuse est mise au service de Dieu, la joie et la beauté, la douceur et la liberté de la création sensible, et de notre art, qui l'imite, sont méconnues avec zèle.

A l'image du Christ étroit des jansénistes, la pensée de Pascal a perdu, malgré Pascal, l'ampleur universelle et universellement rédimante qui fait la gloire d'un Thomas d'Aquin. Et par une conséquence nécessaire bien qu'imprévue, exclusivement concentrée sur le péché d'origine et sur le problème du salut, elle est à vrai dire tournée vers l'homme plus que vers Dieu ; anéantissant plutôt que vivifiant la créature sous la grâce, elle reste en réalité accrochée au Moi humain ; car on a beau crier que le moi est haïssable, si un afflux supérieur ne l'exténue, plus fort on le frappe, plus il se gonfle, il ne meurt qu'en la vie divine,

il n'y a qu'en Dieu qu'il se perd.

De là tout ce qui subsiste d'humain et de réflexe dans la spiritualité même de Pascal. M. Henri Bremond a excellemment montré, dans une analyse trop dure au premier regard, mais en définitive d'une sûre perspicacité, que la prière de Pascal, qui, malgré la pure

1. Par contre le Pascal et les Mystiques publié dans la Revue de Paris du 15 juin 1923, montre trop bien les dangers d'un blondólisme intempérant en matière théologique. Le risque, que nous relevions dans une note précédente à propos d'un autre auteur, (v. note 1, p. 129), d'attribuer à la présence divine d'immensité, naturelle et « commune à tout être créé », comme dit saint Jean de la Croix après saint Thomas, ce qui est propre à la présence surnaturelle de grâce, dont dépend l'union d'amour (cf. Montée du Carmel, 11, chap. IV; p.68-69 de la trad. Hoornaert); ce risque

ardeur du plus véritable amour, garde des traces ineffaçables de ses attaches avec le jansénisme, reste « anthropocentrique », avide de signes distincts et sensibles; et l'on peut se demander si son idée même de la foi, dont nous avons noté plus haut l'essentielle orthodoxie, ne fléchit pas un peu sous ce besoin de senti (« Dieu sensible au cœur»: s'agit-il du pur assentiment de la foi, ou d'un goût expérimental qui peut manquer, et qui n'est nullement essentiel à la foi?) Si grand qu'il soit, Pascal reste très loin des souveraines altitudes où vit la contemplation des saints. Cum dilatasti cor meum. Il lui a manqué un cœur dilaté. « Même quand il répand son âme dans le Mystère de Jésus, il est tendu et poignant plus que tendre » 1, j'entends d'une tendresse qui s'oublie soimême. C'est qu'étant vraiment de l'Église et l'aimant fidèlement, sachant que « l'histoire de l'Église doit être proprement appelée l'histoire de la vérité », cependant il n'a pas assez vécu du mystère de la Cité-Epouse, pas assez demandé aux divines influences de la maternité de l'Église de le conduire jusqu'à cette perfection où il tendait.

n'est malheureusement pas supprimé par le soin que prend M. Bremond (Correspondant, 25 mai 1924, p.650) d'affirmer le caractère tout surnaturel de l'union mystique. La présence en nous de Dieu comme nous infusant l'être ne suffit pas à nous procurer la moindre saisie » expérimentale de Dieu. Puissent les grands mystiques que M. Bremond aime, et qu'il prie, le détourner de chercher noise à la Raison, (ce qui est faire preuve d'un humanisme imparfait), et le persuader de choisir pour guides, lorsqu'il veut proposer une doctrine de l'expérience mystique, saint Thomas d'Aquin et saint Jean de la Croix plutôt que le R. P. Gabriel Picard, soit dit sans manquer de déférence à l'égard de celui-ci, et de ses bonnes intentions.

1. H. CLERISSAC, Le Mystère de l'Eglise. M. Bremond, qui cite ce mot, nous dit (École de Port-Royal, p. 323), avoir peine à parta ger l'impression qu'il traduit. Il ajoute cependant (p. 382), à propos de la joie de Pascal : « Au reste cette joie qu'il a choisie mériterait un autre nom, qui la distinguât de la joie toute catholique annoncée au monde par les anges de Noël. Elle garde quelque chose de tendu, de sévère et morne. C'est précisément ce que disait le P. Clérissac.

Le cas de Pascal est donc tout le contraire d'un cas simple. Sa pensée est une réaction triomphante de la foi théologale et des dons infus contre des énergies étrangères qui sont vaincues et subjuguées, mais qui le brûlent. Ange excitateur des âmes, admirable et fervent témoin de la vérité, pour ceux qui l'écoutant sont dociles à la grâce, et qu'il mène à plus grand que lui. Maître dangereux et plein de mirages, pour ceux qui prétendent vivre de lui en refusant la vie essentielle qui l'anime. Alors c'est tout ce qui en lui était risque de dissolution, qu'ils reçoivent de lui. C'est, dans le reniement de tout ce qu'il aimait, une leçon d'irrationnalisme et de mépris de l'intelligence qu'ils lui demandent, colorée encore d'héroïsme parce qu'ils vont la prendre chez un chrétien. Insensés, qui veulent une victoire de Pascal où ne vaincrait pas Jésus-Christ.

Il est arrivé de nos jours à Pascal cette chose étonnante, et qui montre d'une façon bien cruelle à quel point il s'est trompé en croyant pouvoir se passer de la sagesse métaphysique. Il est tombé entre les mains des philosophes.

On arrache cet immense esprit de son lieu véritable, qui est l'art de convertir, et qui est placé tout entier sous le signe de la foi infuse, et on le transporte au pays de la spéculation philosophique, sous le signe de la connaissance purement naturelle. Alors tout se déforme. M. Bergson écrit qu'il a « introduit en philosophie une certaine manière de penser qui n'est pas la pure raison » 1, et il nous laisse soupçonner que sa propre intuition pourrait trouver place en cette manière de penser. M. Blondel voit en Pascal un des initiateurs de sa connaissance réelle. D'autres le regardent

1. Notice pour La Science française, 1915, p. 7.

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comme un précurseur de l'idéalisme kantien, ou du pragmatisme de William James. D'autres s'imaginent qu'en énonçant cette maxime si juste, fondement de tout l'effort logique de la pensée humaine, qu'« il y a un grand nombre de vérités qui semblent répugnantes, et qui subsistent toutes dans un ordre admirable » parce qu'une raison supérieure les concilie, il nous enseigne à nous affranchir de la logique de la contradiction. Bref une foule d'auteurs que, trop subtile, la pointe d'une vraie métaphysique déconcerte, installent leurs théories dans tous les endroits où l'expression passionnée de Pascal « appuie tout autour, plus sur le faux que sur le vrai. »

Pourtant il n'appartient pas aux philosophes, il les méprise, et même avec excès. Quelques-uns lui font gloire, au nom de la « vie », de n'avoir pas eu de système. Alors par quel étrange abus l'annexent-ils à leurs systèmes, et lui empruntent-ils des armes contre la raison, qu'ils devraient servir? Lui-même cependant, à le prendre en son sens le plus authentique, raisonneur affamé de « preuves solides », convaincu que << toute la dignité de l'homme est en la pensée », c'est devant la foi seule et la grâce que ce mystique abaissait la raison. C'est par ordre à la grâce, et pour préparer à la foi, qu'il exigeait l'intervention du cœur. C'est pour opposer la connaissance de Dieu par la foi surnaturelle à toute connaissance philosophique de Dieu qu'il disait que le cœur sent Dieu, et non la raison.

« Voilà ce que c'est que la foi, Dieu sensible au cœur,

non à la raison. >>

Pour le reste on sait bien que s'il subordonnait dans la connaissance spéculative le raisonnement au «< cœur », il entendait alors par ce mot la même chose précisément que les anciens appelaient intelligentia (perception immédiate des premiers principes : « le cœur sent qu'il y a trois dimensions dans l'espace, et que les nombres sont infinis... ») On sait bien qu'il

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