et de l'expérience sensible; c'est par Dieu lui-même qu'il veut débuter, le cogito n'étant qu'un indispensable tremplin pour s'installer d'un bond dans la véracité divine, et de là construire la science d'une façon purement déductive, au sein de la pure pensée. Avec son souci d'aller vite en besogne et de courir aux solutions expéditives, il ne s'est pas rendu compte de ce qu'il faisait ainsi en réalité. En réalité une telle présomption ne détruisait pas seulement la hiérarchie de nos vertus intellectuelles, la métaphysique devenant à vrai dire, non plus le couronnement de notre savoir, mais l'introduction à la science des phénomènes et à la domination pratique de la nature; une telle présomption philosophique revenait à transporter la science humaine dans les conditions de la science créatrice (voilà le principe secret du panthéisme ouvert ou dissimulé des grands systèmes métaphysiques de la fin du xviie siècle), et tout d'abord à concevoir notre raison sur un type angélique, à mêler l'empreinte des esprits purs à la pensée humaine Descartes ne prétend-il pas remplacer le syllogisme par l'intuition, par une intuition à vrai dire multiple et discontinue, comme une succession de coups d'œil angéliques? Ne veut-il pas que nos idées soient innées, et se résolvent dans la vérité même des idées divines, comme celles des purs esprits? Que nous ne connaissions rien qu'en nous connaissant d'abord nous-mêmes, comme il arrive pour les anges? Ne tient-il pas notre raison pour naturellement si achevée en bonté que le bon sens suffit (avec la méthode) pour pénétrer dans les secrets des plus curieuses sciences, et qu'il n'est pas plus besoin de perfectionnements intrinsèques ou d'habitus pour l'entendement humain que pour l'intelligence de l'ange dans l'ordre naturel? Or nous avons là, dans la révolution cartésienne ainsi envisagée, une première raison séminale, à coup sûr très générale et indéterminée, mais très réelle et très certaine, de l'idéalisme moderne : que nos idées soient des idées d'ange, dépendant directement et immédiatement de la Cause première et de la Vérité créatrice, cela, cet aspect positif de l'entreprise cartésienne ne pouvait pas tenir, et les grands échecs métaphysiques où les positions de Descartes, prises comme positions de départ, devaient induire la pensée de Malebranche, de Spinoza, de Leibniz, marquent de ce côté une barre d'arrêt très nette. Mais c'est sous son aspect négatif que la révolution cartésienne devait réussir, et se poursuivre indéfiniment : que nos idées, telles les idées angéliques, ne dépendent pas des choses et ne soient pas mesurées par elles, voilà ce que Descartes apportait à ce point de vue à la pensée moderne, et c'est bien le premier postulat de l'idéalisme. Kant, survenant, n'aura qu'à résorber dans ces idées qui ne dépendent pas des choses, les propriétés mêmes de la Connaissance créatrice, et à déclarer, non plus qu'elles dépendent immédiatement de Dieu, comme des idées d'ange, mais qu'elles ont toute leur régulation en ellesmêmes, dans une parfaite autonomie, et qu'elles sont elles-mêmes, comme les idées divines, la mesure des choses, la révolution kantienne consommera alors logiquement la révolution cartésienne; la philosophie moderne aura ainsi, si je puis dire, bouclé la boucle, et les trois grands échecs métaphysiques de Fichte, de Schelling, de Hegel, marqueront après cette nouvelle crise une nouvelle barre d'arrêt, qui pourrait bien signifier un arrêt définitif pour la spéculation occidentale, si celle-ci ne se décide à remonter jusqu'au principe du mal, et à renouer les fils que Descartes a rompus. 3. Il y a encore dans la réforme cartésienne deux autres raisons séminales, deux autres principes, très déterminés cette fois, riches des virtualités de l'idéalisme moderne. C'est la théorie cartésienne de la - perception du sens, et la théorie cartésienne des idées. D'une part Descartes, tenant de certains scolastiques de son temps, infidèles sur ce point à saint Thomas, que le sens n'atteint pas les choses dans leur existence extra-mentale elle-même, mais seulement dans une image, dans une species expressa, ajoute à cela, en bon mécaniste, que ces idées confuses, comme il les appelle, n'ont qu'une valeur exclusivement pratique ou pragmatique, aucune valeur de connaissance proprement dite, les qualités qu'elles nous représentent n'existant que dans la conscience 1: dès lors (sans parler du doute irrémédiable introduit par là, contre le gré du philosophe, sur l'existence des choses sensibles), voilà le 1. La perception des sens ne pénètre pas jusqu'à l'essence, elle n'atteint les choses que dans leur extériorité matérielle, en tant qu'elles agissent au dehors hic et nunc par certaines de leurs qualités à ce titre, tout en ayant une valeur objective absolue, tout en atteignant le réel extramental lui-même, elle reste immensément inférieure à la perception intellectuelle, et elle implique au regard de cette dernière une inévitable relativité, due à la matérialité qu'elle comporte, je veux dire que l'objet propre du sens étant la qualité sensible prise non pas dans son essence, mais dans son action hic et nunc, telle qu'elle est par conséquent quand elle agit sur l'organe (par le moyen du milieu comme instrument), l'intuition du sens, sans manquer pour cela son objet formel, variera suivant la multitude des conditions matérielles dont dépend cette action [et pourra ainsi donner lieu à toutes sortes d'erreurs d'appréciation, qu'il appartient à l'intelligence de corriger). Mais par contre l'intuition du sens atteint les choses en tant qu'elles sont en acte d'existence (cf. JEAN DE SAINT-THOMAS, Curs. phil., Phil. Nat. III. P. q. 6, a. l'et 4, t. III, pp. 330 et 351), et à ce titre elle donne plus que la perception de l'intelligence à elle seule. Une saine élucidation psychologique et critique des fonctions propres de la connaissance sensitive permet de résoudre sans peine toutes les difficultés opposées à l'objectivité de la perception du sens. (Cf. J. GREDT, Unsere Aussenwell, Innsbruck, 1912; De cognitione sensuum externorum, 2o éd., Rome, Desclée, 1924). On sait d'autre part que la Physique moderne, par là même qu'elle n'envisage a priori dans les choses que l'aspect quantitatif, ne peut pas sans cercle vicieux ou sans présupposé de métaphysique mécaniste, être regardée comme apportant un argument quelconque contre l'existence dans les corps de qualités actives et passives; et que bien des indices (théories de Bergson, de James, des néo-réalistes, etc.), montrent le profond besoin ressenti par la philosophie contemporaine de revenir à une fuste doctrine de l'objectivité de la perception des sens, monde de la connaissance coupé en deux : ici, du côté des sens, le monde des phénomènes de conscience, des pures représentations ; là, du côté de l'entendement, le monde de la substance, schisme que Leibniz aggravera encore, en résorbant dans le monde des phénomènes bien fondés l'univers de la science elle-même, et en réservant le monde de la substance à la métaphysique ; schisme que Kant consommera en déclarant le premier monde seul connaissable, le second inconnaissable à la raison spéculative. Voilà surtout la pensée de l'homme séparée des choses, la philosophie astreinte à cette impossible besogne de passer du possible au réel et de rejoindre l'existence actuelle à partir des seules idées, les idées elles-mêmes, qui ne peuvent plus être tirées des choses, devenues incurablement suspectes de nous livrer autre chose que ce qui est 1. D'autre part, en ce qui concerne les idées elles-mêmes et la théorie de l'intelligence, Descartes, et ceci est capital, égaré, semble-t-il, par Vasquez et par sa fausse notion du conceptus objectivus 2, croit que ce que les 1. Les sens n'ont pas seulement ce rôle de mettre notre intelligence en continuité pour ainsi dire avec les choses, et de lui permettre ainsi de tirer ses idées du réel. Par là même qu'ils sont à l'origine de toute notre connaissance, ils nous fournissent comme un premier type ou paradigme d'adhésion à l'objet, qui doit centrer tous nos jugements. C'est pourquoi le jugement est empêché quand les sens externes sont liés par le sommeil (cf. Sum. theol., I, 84, 8); et c'est en ce sens que les anciens enseignaient que tout jugement (même ceux qui, tels les jugements métaphysiques et mathématiques, ne sont pas deducibilia ad sensum, ramenables à la vérification du sens, (cf. in Boet. de Trin. q. 6, a. 2) peut en quelque façon, ne fût-ce que par la comparaison aux choses sensibles qu'implique la connaissance par analogie, se résoudre en l'intuition externe. Quia primum principium nostræ cognitionis est sensus, oportet ad sensum quodammodo resolvere omnia de quibus fudicamus: unde Philosophus dicit in III Coeli et Mundi, quod complementum artis et naturæ est res sensibilis visibilis, ex qua debemus de aliis judicare. Et similiter dicit in VI Ethic. (cap. 8) quod sensus sunt extremi sicut intellectus principiorum ; extrema appellans illa in quæ fit resolutio judicantis». (Saint THOMAS, De Verit., XII, 3, ad 2). 2. Sur cette question du conceptus objectivus, voir JEAN De SAINT-THOMAS, Curs. theol., t. IV, disp. 2, a. 2. scolastiques appelaient le concept objectif, c'est-à-dire l'objet du concept, l'objet immédiatement atteint par l'acte de perception intellectuelle, n'est pas la chose elle-même connue, mais une image ou un portrait de la chose en nous; autrement dit l'idée, pour lui, au lieu d'être comme pour saint Thomas un signe formel, devient un signe instrumental; au lieu d'être une relation vivante 1 faisant atteindre directement la nature réalisée dans la chose, l'idée devient elle-même l'objet, la chose, la seule chose immédiatement atteinte par l'acte de connaissance 2. Voilà donc que la pensée désormais n'atteint plus immédiatement qu'elle-même, et qu'au lieu d'être ouverte à l'immensité de l'être pour recevoir au dedans d'elle les choses elles-mêmes, mais dépouillées du mode d'existence qu'elles ont au dehors, elle devient un monde clos, en contact avec soi seul, se déployant en formes et figures qui sont encore ellemême pensée, et elle seule, et qui, si elles doivent servir à connaître les choses, doivent être un décalque strict, une copie, un double de celles-ci (conception naïvement rétrograde qui fait reculer la philosophie moderne en deçà des positions conquises par la spéculation hellénique, et qui la livre à toutes les difficultés du parallélisme spinoziste). Mais qui nous dit que la pensée ressemble ainsi aux choses qui la doublent, qui nous dit même qu'il y a un double auquel elle correspond? Descartes lui-même, pour rejoindre le réel, se réfugie dans la véracité divine, par un procédé logique d'ailleurs indéfendable ; personne après lui ne pourra se contenter de cet artifice. La théorie des idées-tableaux, qui réifie les idées, et qui fait d'elles, non plus un moyen, mais un écran, un obstacle entre l'esprit et la chose, ne commande pas seulement le cartésianisme, elle commande tout l'idéalisme moderne, voire même certaines tenta 1 Terme quo ou in quo, pour employer le vocabulaire scolastique. 2. Le terme quod. |