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HISTOIRE de l'ambassade dans le grand duché de Varsovie, en 1812; par M. de Pradt.

SECOND ARTICLE.

Le but principal de l'auteur de cette histoire, paroît être d'avoir voulu faire connoître Buonaparte, d'expliquer ce phénomène extraordinaire qui a étonné et effrayé l'Europe, et qui a pesé si long-temps sur nous, et de révéler des particularités inconnues sur le caractère moral de cet homme destiné tour à tour à un rôle si élevé et à une chute si profonde. Peut-être eût-il été à désirer que l'auteur eût mis plus d'ordre et de suite dans le portrait qu'il trace de ce conquérant bizarre. Mais il reprend et quitte dix fois ce sujet, donne un coup de pinceau et change tout à coup de matière. Ses aperçus et ses révélations sont à tout instant coupés par des digressions, et ce portrait, qui eût pu frapper dans son ensemble, perd son attrait et sa force par ce défaut de liaison et par le mélange fréquent de détails hétérogènes. Nous nous proposons de réunir ici ce que l'auteur a mal à propos divisé, et nous ne ferons presque que l'abréger et le rendre plus compact, dans cet article, dont M. de Pradt nous fournit le fond, et où nous lui demandons seulement la permission d'introduire une autre forme et quelquefois un autre style.

« L'empereur, dit M. de Pradt, a porté, en naissant, en s'élevant, en montant sur le trône, l'appétit et le désir d'envahir le monde. Aux deux extrémités de l'échelle, il a été le même; sujet le plus obscur, le plus isolé, le plus pauvre, comme le plus éclatant et Tome V. L'Ami de la R. et du R. No. 117. N

le plus puissant des souveraius. Dans ces deux positions si opposées, il n'a rêvé également que trônes, domination, ascension toujours croissante, trouble, agitations d'Etat, catastrophes politiques; voilà l'aliment habituel de son esprit. Il ne lit et n'estime que Machiavel. Dés ses premières campagnes d'italie, il méditoit de s'emparer de quelque trône. Pour lui, réguer est tout. Il y sacrifieroit l'univers sans hésitation et sans reniords. Il fit long-temps le dictateur en Italic. En Egypte, il étoit plus absolu encore. Son expédition de Saint-Jean d'Acre avoit pour objet de bouleverser l'empire ottoman, et de s'établir en Asie. Ce n'est que dans l'Orient, disoit-il, que l'on peut travailler en grand. Il se tournoit sans cesse vers ce pays comme par une pente naturelle, et se plaignoit de la gêne où le mettoit la civilisation de l'Europe. L'opinion l'embarrassoit. Cet homme, qui a fait son éducation dans les cafés et dans les camps, qui en a conservé les formes et le langage, ne peut qu'être ennemi de cette urbanité et de cette liberté de nos sociétés privées, où il se sentoit jugé et condamné. Les salous de Paris l'importunoient; aussi son plus grand plaisir étoit de se moquer des Parisiens, et il avoit souvent à la bouche les expressions les plus grossières et les plaisanteries les plus ignobles contre Paris, et ce qu'il appeloit ses badauds. Je ne donte pas qu'il n'ait fait mille fois contre les langues de Paris le vœu qu'un empereur faisoit contre les têtes du peuple de Rome.

>>> Buonaparte s'est établi au centre du monde comme dans un domaine fait pour lui et livré à toutes ses spéculations. L'Europe est pour lui une vieille maison en démolition, dans laquelle chaque destruction entraîne le besoin d'une destruction nouvelle. Dans ce

systême, tout l'édifice devoit crouler, pour faire place à d'autres constructions. Rappelez-vous l'arrogance avec laquelle ou disoit dans le Moniteur: Tel prince, telle famille a cessé de régner. Un trait de plume recaloit les limites de l'Empire des bords de l'Escaut aux rives de la Baltique; et des lignes tracées par l'épée engloboient tout à coup des Etats et des princes qui apprenoient par le Moniteur qu'ils étoient supprimés, et à qui on ne laissoit pour toute consolation que la perspective trompense d'indemnités imaginaires. Ce Moniteur étoit une espèce de pilori auquel Buonaparte attachoit également les rois, les ministres, tous les hommes assez hardis pour risquer de le contrarier. A ce pilori pendoient ses conceptions gigantesques, ses basses injures, ses menaces foudroyantes. Là étoit gravé l'arrêt fatal qui condamnoit à un détrônement humiliant tout prince assez téméraire pour acheter une aune de basin anglois, pendant que cet avide marchand spéculoit sur des licences dont il retiroit d'immenses profits. Rien étoit-il plus propre à dégrader la royauté que cet asservissement où il retenoit des souverains, que ces déplacemens de trônes au gré de son caprice, que cette chute rapide de maisons anciennes, que cette élévation subite de parvenus obscurs?

>>> Nous trouvons la source de cette instabilité dans le caractère même de Buonaparte, caractère bizarre, mobile, et variable à l'excès. Il passoit en un instant des plus hautes conceptions à des détails ignobles. Si le premier jet de son esprit étoit grand, le second étoit petit et vil. Il en étoit de cet esprit comme de sa bourse, dont la magnificence et la lézine tenoient chacune un cordon. Son génie, fait à la fois pour la scène politique et pour les tréteaux, peut être représenté sous l'em

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blême d'un manteau royal, joint à un habit d'arlequin. C'est l'homme des extrêmes. Sophiste et subtil, il s'est fait d'autres règles d'optique que les autres hommes, et chez lui l'illusion a encore surpassé le mensonge. Unissant dans ses bizarreries ce qu'il y a de plus élevé et de plus vil, ce que la souveraineté a de plus élevé et ce qu'il y a de plus lâche, et de plus ignoble dans le crime et dans la perfidie, joignant les guet-apens à la force, il donne l'idée d'une espèce de Jupiter-Scapin.

>> Buonaparte étoit fou, non de ce dérangement qui affecte les facultés mentales, mais de ce déréglement d'idées qui provient de la bouffissure et de l'exagération, qui outre tout, qui ordonne sans calcul, qui dépense sans prévoyance. Il est excessivement (1) ignorant; la nature même de son esprit, sa mobilité, l'habitude de se tourner vers une foule de spéculations diverses, ne lui permettent point d'acquérir une instruction véritable. Sa loquacité s'étend à tout, et n'approfondit rien. Chez lui, parler est le premier besoin, et sûrement il mettoit au nombre des prérogatives du rang suprême de ne pouvoir être interrompu, et de parler tout seul. II plaçoit sa force daus ces interminables conversations, et il croyoit sans le moindre doute qu'on ne pouvoit échapper au charme de ses paroles. Aussi ne cessoit-il de rechercher quelque entrevue avec les princes et les hommes célèbres, et il les regardoit d'avance comme ses conquêtes.

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(1) M. de Pradt dit supérieurement; ce qui n'est pas françois dans ce sens. Ce n'est pas la seule fois que nous avons essayé de donner un peu plus de clarté et de correction à l'entortillage et à l'obscurité de son style.

>> II a perdu beaucoup de temps dans ces causeries. Elles faisoient, avec ses rêveries et des signatures, son occupation la plus habituelle. Mais il ne lisoit point. Il suffit de l'avoir vu parcourir un livre pour se faire une idée de ce qu'il peut s'en approprier. Les feuillets volent sous ses doigts, ses yeux courent sur chaque page, et au bout de très-peu de temps, le pauvre écrit est presque toujours rejeté avec quelque signe de dédain. Aussi Buonaparte ne connoissoit ni les hommes ni les choses de son pays. Quelques aperçus, quelques éclairs de mémoire composent à peu près tout son fond d'instruction, comme quelques pamphlets forment toute sa bibliothèque. Son ignorance donne quelquefois lieu aux méprises les plus grossières. Elle tient beaucoup à l'immensité des objets que cette tête ardente veut embrasser. Il ne voit que les masses. Un si grand génie craindroit de déroger en arrêtant ses regards sur les individus.

>> Il eût été un moyen de parer à cette ignorance; ç'eût été d'accueillir les bons conseils. Mais c'est précisément ce qu'il a repoussé le plus constamment. La terreur et la flatterie approchent seules de lui, et veillent seules à ses côtés; c'est-là sa garde et son conseil. Aucun avis ne peut se faire jour jusqu'à lui. Je l'ai entendu s'écrier avec fureur: Des conseils à moi! des conseils! Ses ministres s'occupoient plus à deviner sa pensée qu'à lui en suggérer d'utiles. Ils soignoient leur fortune plus que la sienne, et ils le poussoient vers le précipice, au lieu de le retenir. C'est à force de l'enivrer ainsi d'encens, qu'on avoit exalté l'orgueil déjà démesuré d'un homme à qui tout sembloit prospérer. Il s'étoit accoutumé à croire que rien ne pouvoit s'opposer à ses vues. Dans ses disputes avec Rome, il aimoit à parler de sa force, et

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