Images de page
PDF
ePub
[merged small][merged small][merged small][merged small][graphic][merged small]

AVANT-PROPOS.

:

[ocr errors]

CINQ hommes célèbres ont formé, et en partie effectué, le projet hardi de se peindre eux-mêmes, et de se montrer tels qu'ils étoient saint Augustin, Montaigne, le cardinal de Retz, Cardan, Jean-Jacques Rousseau. Mais le sacrifice complet de l'amourpropre, si difficile à consommer, n'a pu l'être que par les deux derniers, Cardan et Jean-Jacques. Saint Augustin, en dégradant l'homme de la nature pour le montrer agrandi par le christianisme, trouvoit dans les dispositions de ses lecteurs le remède aux blessures que son amour-propre s'étoit fites à lui-même, et peut-être ces blessures étoient-elles une jouissance de son amour-propre. Montaigne, restant toujours aimable au milieu des vices et des défauts qu'il reconnoît en lui, laisse voir trop de vanité dans ses aveux pour qu'on ne croie pas qu'il s'est permis des réticences; et Jean-Jacques l'accuse nettement de la caresser plus qu'il ne l'égratigne. Le cardinal de Retz, au commencement du dix-huitième siècle, étonna ses lecteurs par sa franchise : un prêtre, un archevêque, se déclarant factieux, conspirateur, libertin, scandalisa la France. C'est une confession de ses crimes, de ses péchés; mais cette confession étoit faite par l'orgueil, et par plus d'une espèce d'orgueil, celui de la naissance, celui du génie, etc. Restent Cardan et Rousseau. Dans ceux-ci le sacrifice paroît complet, en ce qu'ils avouent des fautes avilissantes, et des actions qui semblent dégrader entièrement le caractère, sans laisser à l'amour-propre le plus petit dédommagement, A cet égard ils peuvent passer pour des phénomènes ; Cardan surtout qui va même plus loin que Rousseau, et qui se montre abject comme pour le plaisir de l'être. Son livre excita la plus grande surprise dans l'Europe; mais tout se passoit entre des

[merged small][ocr errors]

savants et des littérateurs : cette bizarrerie fut bientôt oubliée. Il 'n'en sera point ainsi de Jean-Jacques Rousseau son génie, ses succès, son nom, le nom de ceux dont il fait la confession en même temps que la sienne, le rapport de cet écrit à ses ouvrages les plus célèbres, l'influence des événements de sa vie sur son caractère, de son caractère sur son talent, les résultats de morale et d'instruction que présentent ces rapprochements, toutes ces causes assurent aux Confessions de Jean-Jacques sinon le même degré d'estime, au moins la même durée qu'à ses meilleurs écrits. C'est le sentiment confus de cette vérité qui sembla redoubler, après sa mort, la haine de ses ennemis, lorsqu'ils apprirent que Jean-Jacques avoit en effet composé les mémoires de sa vie. La mort prématurée des dépositaires successifs de son manuscrit le rendit public avant l'époque désignée par Rousseau, et ses ennemis subirent de leur vivant la punition qu'il ne réservoit qu'à leur mémoire. Mais il faut avouer que celle de Rousseau en parut avilie. L'aveu d'une bizarre disposition au larcin, de l'abandon d'un ami délaissé au coin d'une rue, d'une calomnie qui entraîna le déshonneur d'une pauvre domestique innocente, la révélation de toutes les fautes d'une jeunesse aventurière exposée à tous les hasards qui poursuivent l'indigence; enfin, le coupable et systématique égarement d'un père qui envoie ses cinq enfants à l'hôpital des enfants-trouvés : voilà ce qu'apprit avec surprise une génération nouvelle, remplie d'admiration pour Rousseau, nourrie de ses ouvrages, non moins éprise de ses vertus que de ses talents, qui, dans l'enthousiasme de la jeunesse, avoit marqué les hommages qu'elle lui rendoit de tous les caractères d'un sentiment religieux. C'est de cette hauteur que Jean-Jacques Rousseau descendit volontairement.

Nous ajoutons ce dernier mot, parcequ'en effet plusieurs de ces fautes étoient ignorées, et pouvoient rester ensevelies dans l'obscurité de sa malheureuse jeunesse; parcequ'il pouvoit se permettre une demi-confession, rédigée avec cette apparente franchise qui en impose beaucoup mieux qu'une dissimulation entière, et que la postérité, prenant désormais pour règle ce qu'il

auroit avoué dans ses mémoires, eût mis le reste sur le compte de la calomnie.

Il y a deux époques très distinctes dans la vie de Jean-Jacques, dont la seconde est celle qu'il appelle lui-même l'époque de sa grande réforme; et c'est celle qui est la plus intéressante, par l'essor de ses talents et le développement de son génie. Les torts qu'on reproche à Rousseau sont liés à l'histoire littéraire de cette époque, encore présente au souvenir de quelques contemporains. Qu'on se représente d'une part le tort de la société, les opinions établies dans le temps où Rousseau a vécu dans le monde, c'està-dire à l'époque de ses succès; qu'on se figure, de l'autre, JeanJacques au milieu de ces conventions absurdes, dont la plupart sont si bien jugées maintenant; qu'on se rappelle ses goûts, ses habitudes, son attachement aux convenances naturelles et premières, et qu'on juge de quel œil il devoit voir les convenances factices que la société leur imposoit, l'importance mise aux petites choses, la nécessité de déférer aux sottises respectées, aux sots en crédit; la tyrannie des riches, leur insolence polié, l'orgueil, qui, pour se ménager des droits, se déguise en bienfaisance; la fausseté du commerce entre les gens de lettres et les gens du monde, on sentira ce que de pareilles sociétés devoient être pour Rousseau, et ce qu'il étoit lui-même pour elles. C'est là que se formerent les inimitiés qui empoisonnèrent le reste de la vie de JeanJacques, et qui l'engagèrent dans une lutte où il ne pouvoit avoir que du désavantage. Lui-même en avoit le sentiment; il savoit le parti que ses ennemis tireroient de ses vivacités brusques, de ses étourderies passionnées; et, disposé sans doute à la défiance, quoiqu'il ait prétendu le contraire, il parvint à tourner cette disposition contre lui-même, à en faire le tourment de sa vie, à n'oser plus risquer ni un pas ni un mot.

Il n'écrivit ses Confessions qu'après ses autres ouvrages. « Il ne sollicita l'attention des autres hommes pour lui-même, a dit madame de Staël, qu'après avoir mérité leur reconnoissance, en leur consacrant pendant vingt ans son génie.» Cet ouvrage n'a pas sans doute ce caractère d'élévation qu'on souhaiteroit à l'homme

qui parle de lui-même; ce caractère qui fait pardonner la personnalité, parcequ'on trouve simple que celui qui le possède soit important à ses yeux comme aux nôtres; mais il me semble qu'il est difficile de douter de sa sincérité. On cache plutôt qu'on n'invente les aveux que les Confessions contiennent : les événements qui y sont racontés paroissent vrais dans tous les détails. Il y a des circonstances que l'imagination ne trouveroit jamais. D'ailleurs Rousseau avoit un sentiment d'orgueil qui répond de la véracité de ses mémoires. Il se croyoit le meilleur des hommes; il eût rougi de penser qu'il avoit besoin, pour se montrer à eux, dissimuler une seule de ses fautes.

de

Il crut avoir sujet de se plaindre de Voltaire, de Diderot, de d'Alembert, et comprit dans la même proscription tous les philosophes. C'étoient autant d'ennemis conspirés contre lui; mais tout le mal qu'il en a pu dire n'empêchera pas qu'il ne soit placé lui-même au premier rang de ces philosophes avec lesquels il vouloit n'avoir rien de commun. Quand, jetant un regard en arrière, nous embrassons d'un coup-d'œil ces efforts puissants de la littérature, ce besoin général de remonter aux idées premières qui se manifeste dans tous ses écrits, ce rapprochement heureux de toutes les notions acquises, cet art d'éclairer les unes par les autres les diverses parties de nos connoissances, nous ne pouvons méconnoître l'influence entraînante d'un homme qui partout semble ouvrir de nouvelles routes à la pensée humaine. Le dixhuitième siècle, qu'il échauffa du feu de son génie, a pris et ne peut plus perdre le nom de siècle de la philosophie. Qu'est-ce qu'un philosophe? Celui que j'avoue et que j'honore, celui que je retrouve dans Jean-Jacques, aime la vérité pour elle-même; il cultive la philosophie, parceque les erreurs qu'elle combat sont le plus pernicieux fléau qui ait jamais désolé nos semblables; il connoît ses devoirs, et ne croit pas les avoir remplis tous par des vertus privées; il se doit encore à ses compatriotes et au genre humain tout entier ; s'il ne peut acquitter cette dette dans les postes éminents, il veut la payer du moins en travaillant par ses discours à conserver, à étendre le règne de la raison et de la vertu ; enfin

« PrécédentContinuer »