parlat si bien françois, et eût un accent si pur. Elle étoit enti deux âges, d'une figure fort noble, d'un esprit orné, aiman la littérature françoise, et s'y connoissant. Elle écrivoit beaucoup, et toujours en françois; ses lettres avoient le tour et presque la grace de celles de madame de Sévigné: on auroit pu s'y tromper à quelques-unes. Mon principal emploi, et qui ne me déplaisoit pas, étoit de les écrire sous sa dictée, un cancer au sein, qui la faisoit beaucoup souffrir, ne lui permettant pas d'écrire elle-même. Madame de Vercellis avoit non seulement beaucoup esprit, mais une ame élevée et forte. J'ai suivi sa dernre maladie, je l'ai vue souffrir et mourir sans jamais marquer un instant de foiblesse, sans faire le moindre effort pour se contraindre, sans sortir de son rôle de femme, et sans se douter qu'il y eût à cela de la philosophie, mot qui n'étoit pas encore à la mode, et qu'elle ne connoissoit même p dans le sens qu'il porte aujourd'hui. Cette force de caractèr alloit quelquefois jusqu'à la sécheresse; elle m'a toujours par aussi peu sensible pour autrui que pour elle-même, et quand e faisoit du bien aux malheureux, c'étoit pour faire ce qui étoit b en soi plutôt que par une véritable commisération. J'ai un p éprouvé de cette insensibilité pendant les trois mois que j'ai pas sés auprès d'elle. Il étoit naturel qu'elle prît en affection un jeun homme de quelque espérance qu'elle avoit incessamment sou les yeux, et qu'elle songeât, se sentaut mourir, qu'après elle il auroit besoin de secours et d'appui : cependant soit qu'elle ne me jugeât pas digne d'une attention particulière, soit que les gens qui l'obsédoient ne lui aient permis de songer qu'à eux, elle ne fit rien pour moi. Je me rappelle pourtant fort bien qu'elle avoit marqué quelque curiosité de me connoître. Elle m'interrogeoit quelquefois; elle étoit bien aise que je lui montrasse les lettres que j'écrivois à madame de Warens, que je lui rendisse compte de mes sentiments. Mais elle ne s'y prenoit assurément pas bien pour les connoître, en ne me montrant jamais les siens. Mon cœur aimoit s'épancher pourvu qu'il sentît que c'étoit dans un autre. Des nterrogations sèches et froides, sans aucun signe d'approbation ni de blâme sur mes réponses, ne me donnoient aucune confiance. Quand rien ne m'apprenoit si mon babil plaisoit ou déplaisoit, j'étois toujours en crainte, et je cherchois moins à montrer ce que je pensois qu'à ne rien dire qui pût me nuire. J'ai remarqué depuis que cette manière sèche d'interroger les gens pour les connoître est un tic assez commun chez les femmes qui se piquent d'esprit. Elles s'imaginent qu'en ne laissant point papoître leur sentiment, elles parviendront à mieux pénétrer le re; mais elles ne voient pas qu'elles ôtent par là le courage de le montrer. Un homme qu'on interroge commence par cela seul à se mettre en garde, et s'il croit que, sans prendre à lui un véritable intérêt, on ne veut que le faire jaser, il ment, ou se tait, ou redouble d'attention sur lui-même, et il aime encore nieux passer pour un sot que d'être dupe de votre curiosité : enfin c'est toujours un mauvais moyen de lire dans le cœur des autres que d'affecter de cacher le sien. Madame de Vercellis ne m'a jamais dit un mot qui sentit l'afection, la pitié, la bienveillance. Elle m'interrogeoit froidement, je répondois avec réserve. Mes réponses étoient si timides qu'elle dut les trouver basses et s'en ennuya. Sur la fin, elle ne me questionnoit plus, ne me parloit plus que pour son service. Elle me jugea moins sur ce que j'étois, que sur ce qu'elle m'avoit fait, et à force de ne voir en moi qu'un laquais, elle m'empêcha de lui paroître autre chose. Je crois que j'éprouvai dès-lors ce jeu malin des intérêts cachés qui m'a traversé toute ma vie, et qui m'a donné une aversion bien naturelle pour l'ordre apparent qui les produit. Madame de Vercellis, n'ayant point d'enfants, avoit pour héritier son neveu le comte de la Roque qui lui faisoit assidûment sa cour. Outre cela les principaux domestiques qui la voyoient tirer à sa fin ne s'oublioient pas, et il y avoit tant d'empressés autour d'elle, qu'il étoit difficile qu'elle eût du temps pour penser à moi. A la tête de sa maison étoit un nommé M. Lorenzy, homme adroit, dont la femme encore plus adroite s'étoit tellement insinuée dans les bonnes graces de sa maîtresse, qu'elle étoit plutôt chéz elle sur le pied d'une arnie que d'une femme à ses gages. Elle lui avoit donné pour femme de chambre une nièce à elle appelée mademoiselle Pontal, fine mouche, qui se donnoit des airs de demoiselle suivante, et aidoit sa tante à obséder si bien leur maîtresse, qu'elle ne voyoit que par leurs yeux et n'agissoit que par leurs mains. Je n'eus pas le bonheur d'agréer à ces trois personnes. Je leur obéissois, mais je ne les servois pas; je n'imaginois pas qu'outre le service de notre commune maîtresse je dusse être encore le valet de ses valets. J'étois d'ailleurs une espèce de personnage inquiétant pour eux. Ils voyoient bien que je n'étois pas à ma place; ils craignoient que madame ne le vît aussi, et que ce qu'elle feroit pour m'y mettre ne diminuât leur portion; car ces sortes de gens, trop avides pour être justes, regardent tous les legs qui sont pour d'autres comme pris sur leur propre bien. Ils se réunirent donc pour m'écarter de ses yeux. Elle aimoit à écrire des lettres; c'étoit un amusement pour elle dans son état; ils l'en dégoûtèrent et l'en firent détourner par le médecin en la persuadant que cela la fatiguoit. Sous prétexte que je n'entendois pas le service, on employoit au lieu de moi deux gros manants de porteurs de chaise autour d'elle; enfin l'on fit si bien que, quand elle fit son testament, il y avoit huit jours que je n'étois entré dans sa chambre. Il est vrai qu'après cela j'y entrai comme auparavant, et j'y fus même plus assidu que personne; car les douleurs de cette pauvre femme me déchiroient; la constance avec laquelle elle les souffroit me la rendoit extrêmement respectable et chère, et j'ai bien versé dans sa chambre des larmes sincères sans qu'elle ni personne s'en aperçût. Nous la perdîmes enfin. Je la vis expirer. Sa vie avoit été celle d'une femme d'esprit et de sens; sa mort fut celle d'un sage. Je puis dire qu'elle me rendit la religion catholique aimable par la sérénité d'ame avec laquelle elle en remplit les devoirs, sans négligence et sans affectation. Elle étoit naturellement sérieuse. Sur la fin de sa maladie elle étoit d'une gaîté trop égale pour être jouée, et qui n'étoit qu'un contrepoids donné par la raison même, contre la tristesse de son état. Elle ne garda le lit que les deux derniers jours, et ne cessa de s'entretenir paisiblement avec tout le monde. Enfin, ne parlant plus, et déja dans les combats de l'agonie, elle fit un gros pet. Bon, dit-elle en se retournant, femme qui pette n'est pas morte. Ce furent les derniers mots qu'elle prononça. Elle avoit légué un an de leurs gages à ses bas domestiques; mais n'étant point couché sur l'état de sa maison, je n'eus rien. Cependant, le comte de la Roque me fit donner trente livres et me laissa l'habit neuf que j'avois sur le corps, et que M. Lorenzy vouloit m'ôter. Il promit même de chercher à me placer, et me permit de l'aller voir. J'y fus deux ou trois fois sans pouvoir lui parler. J'étois facile à rebuter, je n'y retournai plus. On verra bientôt que j'eus tort. Que n'ai-je achevé tout ce que j'avois à dire de mon séjour chez madame de Vercellis! Mais, bien que mon apparente situation demeurât la même, je ne sortis pas de sa maison comme j'y étois entré. J'en emportai les longs souvenirs du crime et l'insupportable poids des remords dont au bout de quarante ans ma conscience est encore chargée, et dont l'amer sentiment, loin de s'affoiblir, s'irrite à mesure que je vieillis. Qui croiroit que la faute d'un enfant put avoir des suites aussi cruelles? C'est de ces suites plus que probables que mon cœur ne sauroit se consoler. J'ai peut-être fait périr dans l'opprobre et dans la misère une fille aimable, honnête, estimable, et qui sûrement valoit beaucoup mieux que moi. Il est bien difficile que la dissolution d'un ménage n'entraîne un peu de confusion dans la maison, et qu'il ne s'égare bien des choses. Cependant telle étoit la fidélité des domestiques et la vigilance de monsieur et madame Lorenzy, que rien ne se trouva de manque sur l'inventaire. La seule mademoiselle Pontal perdit un petit ruban couleur de rose et argent déja vieux. Beaucoup d'autres meilleures choses étoient à ma portée; ce ruban seul me tenta, je le volai, et comme je ne le cachois guère, on me le trouva bientôt. On voulut savoir où je l'avois pris. Je me trouble, je balbutie, et enfin je dis en rougissant que c'est Marion qui me l'a donné. Marion étoit une jeune Mauriennoise, dont madame de Vercellis avoit fait sa cuisinière, quand, cessant de donner à manger, elle avoit renvoyé la sienne, ayant plus besoin de bons bouillons que de ragoûts fins. Non seulement Marion étoit jolie, mais elle avoit une fraîcheur de coloris qu'on ne trouve que dans les montagnes, et surtout un air de modestie et de douceur qui faisoit qu'on ne pouvoit la voir sans l'aimer. D'ailleurs bonne fille, sage, et d'une fidélité à toute épreuve. C'est ce qui surprit quand je la nommai. L'on n'avoit guère moins de confiance en moi qu'en elle, et l'on jugea qu'il importoit de vérifier lequel étoit le fripon des deux. On la fit venir : l'assemblée étoit nombreuse, le comte de la Roque y étoit. Elle arrive, on lui montre le ruban, je la charge effrontément; elle reste interdite, se tait, me jette un regard qui auroit désarmé les démons, et auquel mon barbare cœur résiste. Elle nie enfin avec assurance, mais sans emportement, m'apostrophe, m'exhorte à rentrer en moimême, à ne pas déshonorer une fille innocente qui n'a jamais fait de mal, et moi avec une impudence infernale je confirme ma déclaration, et lui soutiens en face qu'elle m'a donné le ruban. La pauvre fille se mit à pleurer, et ne me dit que ces mots : Ah! Rousseau ! je vous croyois un bon caractère. Vous me rendez bien malheureuse, mais je ne voudrois pas être à votre place. Voilà tout. Elle continua de se défendre avec autant de simplicité que de fermeté, mais sans se permettre jamais contre moi la moindre invective. Cette modération comparée à mon ton décidé lui fit tort. Il ne sembloit pas naturel de supposer d'un côté une audace aussi diabolique, et de l'autre une aussi angélique douceur. On ne parut pas se décider absolument, mais les préjugés étoient pour moi. Dans le tracas où l'on étoit, on ne se donna pas le temps d'approfondir la chose, et le comte de la Roque, en nous renvoyant tous deux, se contenta de dire que la conscience du coupable vengeroit assez l'innocent. Sa prédiction |