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moment critique, je tirai de ma tête un expédient romanesque qui me réussit. Je lui dis, d'un ton suppliant, d'avoir pitié de mon âge et de mon état; que j'étois un jeune étranger de grande naissance, dont le cerveau s'étoit dérangé : que je m'étois échappé de la maison paternelle parcequ'on vouloit m'enfermer; que j'étois perdu s'il me faisoit connoître; mais que, s'il vouloit bien me laisser aller, je pourrois peut-être un jour reconnoître cette grace. Contre toute attente, mon discours et mon air firent effet: l'homme terrible en fut touché; et, après une réprimande assez courte, il me laissa doucement aller sans me questionner davantage. A l'air dont la jeune et les vieilles me virent partir, je jugeai que l'homme que j'avois tant craint m'étoit fort utile, et qu'avec elles seules je n'en aurois pas été quitte à si bon marché. Je les entendis murmurer je ne sais quoi dont je ne me souciois guère; car, pourvu que le sabre et l'homme ne s'en mêlassent pas, j'étois bien sûr, leste et vigoureux comme j'étois, de me délivrer de leurs tricots et d'elles.

Quelques jours après, passant dans une rue avec un jeune abbé, mon voisin, j'allai donner du nez contre l'homme au sabre. Il me reconnut, et, me contrefaisant d'un ton railleur: « Je < suis prince, me dit-il, je suis prince, et moi je suis un coïon : < mais que son altesse n'y revienne pas. » Il n'ajouta rien de plus, et je m'esquivai en baissant la tête et le remerciant, dans mon cœur, de sa discrétion. J'ai jugé que ces maudites vieilles lui avoient fait honte de sa crédulité. Quoi qu'il en soit, tout Piémontois qu'il étoit, c'étoit un bon homme, et jamais je ne pense à lui sans un mouvement de reconnoissance: car l'histoire étoit si plaisante, que, pour le seul desir de faire rire, tout autre à sa place m'eût déshonoré. Cette aventure, sans avoir les suites que j'en pouvois craindre, ne laissa pas de me rendre sage pour longtemps.

Mon séjour chez madame de Vercellis m'avoit procuré quelques connoissances, que j'entretenois dans l'espoir qu'elles pourroient m'être utiles. J'allois voir quelquefois entre autres un abbé savoyard appelé M. Gaime, précepteur des enfants du comte de

Mellarède. Il étoit jeune encore et peu répandu, mais plein de bon sens, de probité, de lumières, et l'un des plus honnêtes hommes que j'aie connus. Il ne me fut d'aucune ressource pour l'objet qui m'attiroit chez lui; il n'avoit pas assez de crédit pour me placer : mais je trouvai près de lui des avantages plus précieux qui m'ont profité toute ma vie, les leçons de la saine morale, et les maximes de la droite raison. Dans l'ordre successif de mes goûts et de mes idées, j'avois toujours été trop haut ou trop bas, Achille ou Thersite, tantôt héros et tantôt vaurien. M. Gaime prit le soin de me mettre à ma place et de me montrer à moi-même sans m'épargner ni me décourager. Il me parla très honorablement de mon naturel et de mes talents; mais il ajouta qu'il en voyoit naître les obstacles qui m'empêcheroient d'en tirer parti; de sorte qu'ils devoient, selon lui, bien moins me servir de degrés pour monter à la fortune que de ressources pour m'en passer. Il me fit un tableau vrai de la vie humaine, dont je n'avois que de fausses idées; il me montra comment, dans un destin contraire, l'homme sage peut toujours tendre au bonheur et courir au plus près du vent pour y parvenir; comment il n'y a point de vrai bonheur sans sagesse, et comment la sagesse est de tous les états. Il amortit beaucoup mon admiration pour la grandeur en me prouvant que ceux qui dominoient les autres n'étoient ni plus sages ni plus heureux qu'eux. Il me dit une chose qui m'est souvent revenue à la mémoire : c'est que, si chaque homme pouvoit lire dans les cœurs de tous les autres, il y auroit plus de gens qui voudroient descendre que de ceux qui voudroient monter. Cette réflexion, dont la vérité frappe et qui n'a rien d'outré, m'a été d'un grand usage dans le cours de ma vie pour me faire tenir à ma place paisiblement. Il me donna les premières vraies idées de l'honnête, que mon génie ampoulé n'avoit saisi que dans ses excès. Il me fit sentir que l'enthousiasme des vertus sublimes étoit peu d'usage dans la société; qu'en s'élançant trop haut on étoit sujet aux chutes; que la continuité des petits devoirs toujours bien remplis ne demandoit pas moins de force que les actions héroïques; qu'on en tiroit meilleur parti

pour l'honneur et pour le bonheur; et qu'il valoit infiniment mieux avoir toujours l'estime des hommes que quelquefois leur admiration.

Pour établir les devoirs de l'homme il falloit bien remonter à leurs principes. D'ailleurs le pas que je venois de faire, et dont mon état présent étoit la suite, nous conduisoit à parler de religion. L'on conçoit déja que l'honnête M. Gaime est, du moins en grande partie, l'original du vicaire savoyard. Seulement, la prudence l'obligeant à parler avec plus de réserve, il s'expliqua moins ouvertement sur certains points; mais au reste ses maximes, ses sentiments, ses avis, furent les mêmes, et, jusqu'au conseil de retourner dans ma patrie, tout fut comme je l'ai rendu depuis au public. Ainsi, sans m'étendre sur des entretiens dont chacun peut voir la substance, je dirai que ses leçons, sages, mais d'abord sans effet, furent dans mon cœur un germe de vertu et de religion qui ne s'y étouffa jamais, et qui n'attendoit, pour fructifier, que les soins d'une main plus chérie.

Quoique alors ma conversion fût peu solide, je ne laissois pas d'être ému. Loin de m'ennuyer de ses entretiens, j'y pris goût à cause de leur clarté, de leur simplicité, et surtout d'un certain intérêt de cœur dont je sentois qu'ils étoient pleins. J'ai l'ame aimante, et je me suis toujours attaché aux gens, moins à proportion du bien qu'ils m'ont fait que de celui qu'ils m'ont voulu, et c'est sur quoi mon tact ne me trompe guère. Aussi je m'affectionnois véritablement à M. Gaime; j'étois pour ainsi dire son second disciple; et cela me fit pour le moment même l'inestimable bien de me détourner de la pente au vice où m'entraînoit mon oisiveté.

Un jour que je ne pensois à rien moins, on vint me chercher de la part du comte de la Roque. A force d'y aller et de ne pouvoir lui parler, je m'étois ennuyé, je n'y allois plus : je crus qu'il m'avoit oublié, ou qu'il lui étoit resté de mauvaises impressions de moi. Je me trompois. Il avoit été témoin plus d'une fois du plaisir avec lequel je remplissois mon devoir auprès de sa tante; il le lui avoit même dit, et il m'en reparla quand moi-même je n'y songeois plus. Il me reçut bien, me dit que, sans m'amuser de promesses vagues, il avoit cherché à me placer; qu'il avoit réussi, qu'il me mettoit en chemin de devenir quelque chose, que c'étoit à moi de faire le reste; que la maison où il me faisoit entrer étoit puissante et considérée, que je n'avois pas besoin d'autres protecteurs pour m'avancer, et que, quoique traité d'abord en simple domestique, comme je venois de l'être, je pouvois être assuré que, si l'on me jugeoit par mes sentiments et par ma conduite au-dessus de cet état, on étoit disposé à ne m'y pas laisser. La fin de ce discours démentit cruellement les brillantes espérances que le commencement m'avoit données. Quoi! toujours laquais! me dis-je en moi-même avec un dépit amer que la confiance effaça bientôt. Je me sentois trop peu fait pour cette place pour craindre qu'on m'y laissât.

Il me mena chez le comte de Gouvon, premier écuyer de la reine, et chef de l'illustre maison de Solar. L'air de dignité de ce respectable vieillard me rendit plus touchante l'affabilité de son accueil. Il m'interrogea avec intérêt, et je lui répondis avec sincérité. Il dit au comte de la Roque que j'avois une physionomie agréable et qui promettoit de l'esprit; qu'il paroissoit qu'en effet je n'en manquois pas, mais que ce n'étoit pas là tout, et qu'il falloit voir le reste: puis, se tournant vers moi : Mon enfant, me dit-il, presque en toutes choses les commencements sont rudes, les vôtres ne le seront pourtant pas beaucoup. Soyez sage, et cherchez à plaire ici à tout le monde: voilà, quant à présent, votre unique emploi : du reste ayez bon courage; on veut prendre soin de vous. Tout de suite il passa chez la marquise de Breil, sa belle-fille, et me présenta à elle, puis à l'abbé de Gouvon, son fils. Ce début me parut de bon augure. J'en savois assez déja pour juger qu'on ne fait pas tant de façon à la réception d'un laquais. En effet on ne me traita pas comme tel. J'eus la table de l'office; on ne me donna point d'habit de livrée; et le comte de Favria, jeune étourdi, m'ayant voulu faire monter derrière son carrosse, son grand-père défendit que je montasse derrière aucun carrosse, et que je suivisse personne hors de la

CONFESSIONS. T. I.

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maison. Cependant je servois à table, et je faisois à-peu-près audedans le service d'un laquais; mais je le faisois en quelque façon librement, sans être attaché nommément à personne. Hors quelques lettres qu'on me dictoit, et des images que le comte de Favria me faisoit découper, j'étois presque le maître de tout mon temps dans la journée. Cette épreuve, dont je ne m'apercevois pas, étoit assurément très dangereuse: elle n'étoit pas même fort humaine; car cette grande oisiveté pouvoit me faire contracter des vices que je n'aurois pas eus sans cela.

Mais c'est ce qui très heureusement n'arriva point. Les leçons de M. Gaime avoient fait impression sur mon cœur, et j'y pris tant de goût que je m'échappois quelquefois pour aller les entendre encore. Je crois que ceux qui me voyoient sortir ainsi furtivement ne devinoient guère où j'allois. Il ne se peut rien de plus sensé que les avis qu'il me donna sur ma conduite. Mes commencements furent admirables; j'étois d'une assiduité, d'une attention, d'un zèle, qui charmoient tout le monde. L'abbé Gaime m'avoit sagement averti de modérer cette première ferveur, de peur qu'elle ne vînt à se relâcher et qu'on n'y prît garde. Votre début, me dit-il, est la règle de ce qu'on exigera de vous : tâchez de vous ménager de quoi faire plus dans la suite, mais gardez-vous de faire jamais moins.

Comme on ne m'avoit guère examiné sur mes petits talents, et qu'on ne me supposoit que ceux que m'avoit donnés la nature, il ne paroissoit pas, malgré ce que le comte de Gouvon m'avoit pu dire, qu'on songeât à tirer parti de moi. Des affaires vinrent à la traverse, et je fus à-peu-près oublié. Le marquis de Breil, fils du comte de Gouvon, étoit alors ambassadeur à Vienne. Il survint des mouvements à la cour qui se firent sentir dans la famille, et l'on y fut quelques semaines dans une agitation qui ne laissoit guère le temps de penser à moi. Cependant jusque là je m'étois peu relâché. Une chose me fit du bien et du mal, en m'éloignant de toute dissipation extérieure, mais en me rendant un peu plus distrait sur mes devoirs.

Mademoiselle de Breil étoit une jeune personne à-peu-près de

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