mes? Non, non; je le dis avec autant de vérité que de fierté, jamais en aucun temps de ma vie il n'appartint à l'intérêt ni à l'indigence de m'épanouir ou de me serrer le cœur. Dans le cours d'une vie inégale et mémorable par ses vicissitudes, souvent sans asile et sans pain, j'ai toujours vu du même œil l'opulence et la misère. Au-besoin, j'aurois pu mendier ou voler comme un autre, mais non pas me troubler pour en être réduit là. Peu d'hommes ont autant gémi que moi, peu ont autant versé de pleurs dans leur vie; mais jamais la pauvreté ni la crainte d'y tomber ne m'ont fait pousser un soupir ni répandre une larme. Mon ame, à l'épreuve de la fortune, n'a connu de vrais biens ni de vrais maux que ceux qui ne dépendent pas d'elle; et c'est quand rien ne m'a manqué pour le nécessaire que je me suis senti le plus malheureux des mortels. A peine parus-je aux yeux de madame de Warens que son air me rassura. Je tressaillis au premier son de sa voix; je me précipite à ses pieds, et dans les transports de la plus vive joie je colle ma bouche sur sa main. Pour elle, j'ignore si elle avoit su de mes nouvelles ; mais je vis peu de surprise sur son visage, et je n'y vis aucun chagrin. Pauvre petit, me dit-elle d'un ton caressant, te revoilà donc ? Je savois bien que tu étois trop jeune pour ce voyage; je suis bien aise au moins qu'il n'ait pas aussi mal tourné que j'avois craint. Ensuite elle me fit conter mon histoire, qui ne fut pas longue, et que je lui fis très fidèlement, en supprimant cependant quelques articles; mais au reste sans m'épargner ni m'excuser. Il fut question de mon gîte. Elle consulta sa femme de chambre. Je n'osois respirer durant cette délibération; mais quand j'entendis que je coucherois dans la maison, j'eus peine à me contenir, et je vis porter mon petit paquet dans la chambre qui m'étoit destinée, à-peu-près comme Saint-Preux vit remiser sa chaise chez madame de Wolmar. J'eus pour surcroît le plaisir d'apprendre que cette faveur ne seroit point passagère, et dans un moment où l'on me croyoit attentif à toute autre chose, j'entendis qu'elle disoit : On dira ce qu'on voudra; mais puisque la Providence me le renvoie, je suis déterminée à ne pas l'abandonner. Me voilà donc enfin établi chez elle. Cet établissement ne fut pourtant pas encore celui dont je date les jours heureux de ma vie, mais il servit à le préparer. Quoique cette sensibilité de cœur qui nous fait vraiment jouir de nous soit l'ouvrage de la nature, et peut-être un produit de l'organisation, elle a besoin de situations qui la développent. Sans ces causes occasionelles, un homme né très sensible ne sentiroit rien, et mourroit sans avoir connu son être. Tel à-peu-près j'avois été jusqu'alors, et tel j'aurois toujours été peut-être, si je n'avois jamais connu madame de Warens, ou si, même l'ayant connue, je n'avois pas vécu assez longtemps auprès d'elle pour contracter la douce habitude des sentiments affectueux qu'elle m'inspira. J'oserai le dire, qui ne sent que l'amour ne sent pas ce qu'il y a de plus doux dans la vie. Je connois un autre sentiment, moins impétueux peut-être, mais plus délicieux mille fois, qui quelquefois est joint à l'amour, et qui souvent en est séparé. Ce sentiment n'est pas non plus l'amitié seule; il est plus voluptueux, plus tendre, et je n'imagine pas qu'il puisse agir pour quelqu'un du même sexe; du moins je fus ami si jamais homme le fut, et je ne l'éprouvai jamais près d'aucun de mes amis. Ceci n'est pas clair, mais il le deviendra dans la suite : les sentiments ne se décrivent bien que par leurs effets. Elle habitoit une vieille maison, mais assez grande pour avoir une belle pièce de réserve, dont elle fit sa chambre de parade, et qui fut celle où l'on me logea. Cette chambre étoit sur le passage dont j'ai parlé, où se fit notre première entrevue, et audelà du ruisseau et des jardins on découvroit la campagne. Cet aspect n'étoit pas pour le jeune habitant une chose indifférente. C'étoit depuis Bossey la première fois que j'avois du vert devant mes fenêtres. Toujours masqué par des murs, je n'avois eu sous les yeux que des toits ou le gris des rues. Combien cette nouveauté me fut sensible et douce! elle augmenta beaucoup mes dispositions à l'attendrissement. Je faisois de ce charmant pay sage encore un des bienfaits de ma chère patrone: il me sembloit qu'elle l'avait mis là tout exprès pour moi. Je m'y plaçois paisiblement auprès d'elle; je la voyois partout entre les fleurs et la verdure; ses charmes et ceux du printemps se confondoient à mes yeux. Mon cœur, jusqu'alors comprimé, se trouvoit plus au large dans cet espace, et mes soupirs s'exhaloient plus librement parmi ces vergers. On ne trouvoit pas chez madame de Warens la magnificence que j'avois vue à Turin; mais on y trouvoit la propreté, la décence et une abondance patriarcale avec laquelle le faste ne s'allie jamais. Elle avoit peu de vaisselle d'argent, point de porcelaine, point de gibier dans sa cuisine, ni dans sa cave de vins étrangers; mais l'une et l'autre étoient bien garnies au service de tout le monde, et dans des tasses de faïence elle donnoit d'excellent café. Quiconque la venoit voir étoit invité à dîner avec elle ou chez elle; et jamais ouvrier, messager ou passant ne sortoit sans manger ou boire. Son domestique étoit composé d'une femme de chambre fribourgeoise assez jolie, appelée Merceret, d'un valet de son pays appelé Claude Anet, dont il sera question dans la suite, d'une cuisinière et de deux porteurs de louage quand elle alloit en visite, ce qu'elle faisoit rarement. Voilà bien des choses pour deux mille livres de rente; cependant son petit revenu bien ménagé eût pu suffire à tout cela dans un pays où la terre est très bonne et l'argent très rare. Malheureusement l'économie ne fut jamais sa vertu favorite: elle s'endettoit, elle payoit; l'argent faisoit la navette et tout alloit. La manière dont son ménage étoit monté étoit précisément celle que j'aurois choisie: on peut croire que j'en profitois avec plaisir. Ce qui m'en plaisoit moins étoit qu'il falloit rester très longtemps à table. Elle supportoit avec peine la première odeur du potage et des mets; cette odeur la faisoit presque tomber en défaillance, et ce dégoût duroit longtemps. Elle se remettoit peuà-peu, causoit et ne mangeoit point. Ce n'étoit qu'au bout d'une demi-heure qu'elle essayoit le premier morceau. J'aurois dîné trois fois dans cet intervalle; mon repas étoit fait longtemps avant qu'elle eût commencé le sien. Je recommençois de compagnie; ainsi je mangeois pour deux, et ne m'en trouvois pas plus mal. Enfin je me livrois d'autant plus au doux sentiment du bien-être que j'éprouvois auprès d'elle que ce bien-être dont je jouissois n'étoit mêlé d'aucune inquiétude sur les moyens de le soutenir. N'étant point encore dans l'étroite confidence de ses affaires, je les supposois en état d'aller toujours sur le même pied. J'ai retrouvé les mêmes agréments dans sa maison par la suite; mais, plus instruit de sa situation réelle, et voyant qu'ils anticipoient sur ses rentes, je ne les ai plus goûtés si tranquillement. La prévoyance a toujours gâté chez moi la jouissance. J'ai vu l'avenir à pure perte; je n'ai jamais pu l'éviter. Dès le premier jour, la familiarité la plus douce s'établit entre nous au même degré où elle a continué tout le reste de sa vie. Petit fut mon nom; Maman fut le sien; et toujours nous demeurâmes Petit et Maman, même quand le nombre des années en eut presque effacé la différence entre nous. Je trouve que ces deux noms rendent à merveille l'idée de notre ton, la simplicité de nos manières, et surtout la relation de nos cœurs. Elle fut pour moi la plus tendre des mères, qui jamais ne chercha son plaisir, mais toujours mon bien; et si les sens entrèrent dans mon attachement pour elle, ce n'étoit pas pour en changer la nature, mais pour le rendre seulement plus exquis, pour m'enivrer du charme d'avoir une maman jeune et jolie qu'il m'étoit délicieux de caresser: je dis caresser au pied de la lettre, car jamais elle n'imagina de m'épargner les baisers ni les plus tendres caresses maternelles, et jamais il n'entra dans mon cœur d'en abuser. On dira que nous avons pourtant eu à la fin des relations d'une autre espèce : j'en conviens; mais il faut attendre, je ne puis tout dire à-la-fois. Le coup d'œil de notre première entrevue fut le seul moment vraiment passionné qu'elle m'ait jamais fait sentir; encore ce moment fut-il l'ouvrage de la surprise. Mes regards indiscrets n'alloient jamais furetant sous son mouchoir, quoiqu'un embonpoint mal caché dans cette place eût bien pu les y attirer. Je n'avois ni transports ni desirs auprès d'elle; j'étois dans un calme ravissant, jouissant sans savoir de quoi. J'aurois ainsi passé ma vie et l'éternité même sans m'ennuyer un instant. Elle est la seule personne avec qui je n'ai jamais senti cette sécheresse de conversation qui me fait un supplice du devoir de la soutenir. Nos têteà-tête étoient moins des entretiens qu'un babil intarissable, qui pour finir avoit besoin d'être interrompu. Loin de me faire une loi de parler, il falloit plutôt m'en faire une de me taire. A force de méditer ses projets elle tomboit souvent dans la rêverie. Eh bien! je la laissois rêver, je me taisois, je la contemplois, et j'étois le plus heureux des hommes. J'avois encore un tic fort singulier. Sans prétendre aux faveurs du tête-à-tête, je le recherchois sans cesse, et j'en jouissois avec une passion qui dégénéroit en fureur quand des importuns venoient le troubler. Sitôt que quelqu'un arrivoit, homme ou femme, il n'importoit pas, je sortois en murmurant, ne pouvant souffrir de rester en tiers auprès d'elle. J'allois compter les minutes dans son antichambre, maudissant mille fois ces éternels visiteurs, et ne pouvant concevoir ce qu'ils avoient tant à dire, parceque j'avois à dire encore plus. Je ne sentois toute la force de mon attachement pour elle que quand je ne la voyois pas. Quand je la voyois je n'étois que content; mais mon inquiétude en son absence alloit au point d'être douloureuse. Le besoin de vivre avec elle me donnoit des élans d'attendrissement qui souvent alloient jusqu'aux larmes. Je me souviendrai toujours qu'un jour de grande fête, tandis qu'elle étoit à vêpres, j'allai me promener hors de la ville, le cœur plein de son image et du desir ardent de passer mes jours auprès d'elle. J'avois assez de sens pour voir que, quant à présent, cela n'étoit pas possible, et qu'un bonheur que je goùtois si bien seroit court. Cela donnoit à ma rêverie une tristesse qui n'avoit pourtant rien de sombre, et qu'un espoir flatteur tempéroit. Le son des cloches, qui m'a toujours singulièrement affecté, le chant des oiseaux, la beauté du jour, la douceur du paysage, les maisons éparses et champêtres dans lesquelles je plaçois en idée CONFESSIONS. T. I. 9 |