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notre commune demeure: tout cela me frappoit tellement d'une impression vive, tendre, triste et touchante, que je me vis comme en extase transporté dans cet heureux temps et dans cet heureux séjour où mon cœur, possédant toute la félicité qui pouvoit lui plaire, la goûtoit dans des ravissements inexprimables, sans songer même à la volupté des sens. Je ne me souviens pas de m'être élancé jamais dans l'avenir avec plus de force et d'illusion que je fis alors; et ce qui m'a frappé le plus dans le souvenir de cette rêverie, quand elle s'est réalisée, c'est d'avoir retrouvé des objets tels exactement que je les avois imaginés. Si jamais rêve d'un homme éveillé eut l'air d'une vision prophétique, ce fut assurément celui-là'. Je n'ai été déçu que dans sa durée imaginaire; car les jours, et les ans, et_la vie entière s'y passoient dans une inaltérable tranquillité; au lieu qu'en effet tout cela n'a duré qu'un moment. Hélas! mon plus constant bonheur fut en songe: son accomplissement fut presque à l'instant suivi du réveil.

Je ne finirois pas si j'entrois dans le détail de toutes les folies que le souvenir de cette chère maman me faisoit faire quand je n'étois plus sous ses yeux. Combien de fois j'ai baisé mon lit en songeant qu'elle y avoit couché, mes rideaux, tous les meubles de ma chambre, en songeant qu'ils étoient à elle, que sa belle main les avoit touchés; le plancher même sur lequel je me prosternois en songeant qu'elle y avoit marché! Quelquefois même en sa présence il m'échappoit des extravagances que le plus violent amour seul sembloit pouvoir inspirer. Un jour à table, au moment qu'elle avoit mis un morceau dans sa bouche, je m'écrie que j'y vois un cheveu: elle rejette le morceau sur son assiette; je m'en saisis avidement et l'avale. En un mot, de moi à l'amant lė plus passionné il n'y avoit qu'une différence unique, mais essentielle, et qui rend mon état presque inconcevable à la raison.

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J'étois revenu d'Italie, non tout-à-fait comme j'y étois allé,

Voyez ci-après, livre vr, le récit d'une promenade faite un jour de Saint

Louis avec madame de Warens, lorsqu'elle habitoit les Charmettes.

mais comme peut-être jamais à mon âge on n'en est revenu. J'en avois rapporté non ma virginité, mais mon pucelage. J'avois senti le progrès des ans; mon tempérament inquiet s'étoit enfin déclaré, et sa première éruption, très involontaire, m'avoit donné sur ma santé des alarmes qui peignent mieux que toute autre chose l'innocence dans laquelle j'avois vécu jusqu'alors. Bientôt rassuré, j'appris ce dangereux supplément qui trompe la nature, et sauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres aux dépens de leur santé, de leur vigueur, et quelquefois de leur vie. Ce vice, que la honte et la timidité trouvent si commode, a de plus un grand attrait pour les imaginations vives; c'est de disposer, pour ainsi dire, à leur gré, de tout le sexe, et de faire servir à leurs plaisirs la beauté qui les tente sans avoir besoin d'obtenir son aveu. Séduit par ce funeste avantage, je travaillois à détruire la bonne constitution qu'avoit rétablie en moi la nature, et à qui j'avois donné le temps de se bien former. Qu'on ajoute à cette disposition le local de ma situation présente : logé chez une jolie femme, caressant son image au fond de mon cœur, la voyant sans cesse dans la journée; le soir entouré d'objets qui me la rappellent, couché dans un lit où je sais qu'elle a couché : que de stimulants! tel lecteur qui se les représente me regarde déja comme à demi mort. Tout au contraire, ce qui devoit me perdre fut précisément ce qui me sauva, du moins pour un temps. Enivré du charme de vivre auprès d'elle, du desir ardent d'y passer mes jours, absente ou présente, je voyois toujours en elle une tendre mère, une sœur chérie, une délicieuse amie, et rien de plus. Je la voyois toujours ainsi, toujours la même, et ne voyois jamais qu'elle. Son image, toujours présente à mon cœur, n'y laissoit place à nulle autre; elle étoit pour moi la seule femme qui fût au monde; et l'extrême douceur des sentiments qu'elle m'inspiroit, ne laissant pas à mes sens le temps de s'éveiller pour d'autres, me garantissoit d'elle et de tout de son sexe. En un mot, j'étois sage parceque je l'aimois. Sur ces effets, que je rends mal, dise qui pourra de quelle espèce étoit mon attachement pour elle. Pour moi, tout ce que je puis dire c'est que, s'il paroît déja fort extraordinaire, dans la suite il le paroîtra beaucoup plus.

Je passois mon temps le plus agréablement du monde, occupé des choses qui me plaisoient le moins. C'étoient des projets à rédiger, des mémoires à mettre au net, des recettes à transcrire; c'étoient des herbes à trier, des drogues à piler, des alambics à gouverner. Tout à travers tout cela venoient des foules de passants, de mendiants, de visites de toute espèce. Il falloit entretenir tout à-la-fois un soldat, un apothicaire, un chanoine, une belle dame, un frère lai. Je pestois, je grommelois, je jurois, je donnois au diable toute cette maudite cohue. Pour elle, qui prenoit tout en gaîté, mes fureurs la faisoient rire aux larmes; et ce qui la faisoit rire encore plus étoit de me voir d'autant plus furieux que je ne pouvois moi-même m'empêcher de rire. Ces petits intervalles où j'avois le plaisir de grogner étoient charmants; et s'il survenoit un nouvel importun durant la querelle, elle en savoit encore tirer parti pour l'amusement en prolongeant malicieusement la visite, et me jetant des coups d'œil pour lesquels je l'aurois volontiers battue. Elle avoit peine à s'abstenir d'éclater en me voyant, contraint et retenu par la bienséance, lui faire des yeux de possédé, tandis qu'au fond de mon cœur, et même, en dépit de moi, je trouvois tout cela très comique.

Tout cela, sans me plaire en soi, m'amusoit pourtant parcequ'il faisoit partie d'une manière d'être qui m'étoit charmante. Rien de ce qui se faisoit autour de moi, rien de tout ce qu'on me faisoit faire n'étoit selon mon goût, mais tout étoit selon mon cœur. Je crois que je serois parvenu à aimer la médecine, si mon dégoût pour elle n'eût fourni des scènes folâtres qui nous égayoient sans cesse : c'est peut-être la première fois que cet art a produit un pareil effet. Je prétendois connoître à l'odeur un livre de médecine, et ce qu'il y a de plaisant est que je m'y trompois rarement. Elle me faisoit goûter des plus détestables drogues. J'avois beau fuir ou vouloir me défendre; malgre ma résistance et mes horribles grimaces, malgré moi et mes dents, quand je voyois ses jolis doigts barbouillés s'approcher de ma

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bouche il falloit finir par l'ouvrir et sucer. Quand tout son petit ménage étoit rassemblé dans la même chambre, à nous entendre courir et crier au milieu des éclats de rire, on eût cru qu'on y jouoit quelque farce, et non pas qu'on y faisoit de l'opiat ou de

l'élixir.

Mon temps ne se passoit pourtant pas tout entier à ces polissonneries. J'avois trouvé quelques livres dans la chambre que j'occupois; le Spectateur, Puffendorf, Saint-Évremond, la Henriade. Quoique je n'eusse plus mon ancienne fureur de lecture, par désoœuvrement je lisois un peu de tout cela. Le Spectateur surtout me plut beaucoup, et me fit du bien. M. l'abbé de Gouvon m'avoit appris à lire moins avidement et avec plus de réflexion: la lecture me profitoit mieux. Je m'accoutumois à réfléchir sur l'élocution, sur les constructions élégantes; je m'exerçois à discerner le françois pur de mes idiomes provinciaux. Par exemple, je fus corrigé d'une faute d'orthographe, que je faisois avec tous nos Génevois, par ces deux vers de la Henriade :

Soit qu'un ancien respect pour le sang de leurs maîtres
Parlåt encor pour lui dans le cœur de ces traîtres.

Ce mot parlat, qui me frappa, m'apprit qu'il falloit un t à la troisième personne du subjonctif, au lieu qu'auparavant je l'écrivois et prononçois parla comme le parfait de l'indicatif.

Quelquefois je causois avec maman de mes lectures; quelquefois je lisois auprès d'elle : j'y prenois grand plaisir; je m'exerçois à bien lire, et cela me fut utile aussi. J'ai dit qu'elle avoit l'esprit orné: il étoit alors dans toute sa fleur. Plusieurs gens de lettres s'étoient empressés à lui plaire, et lui avoient appris à juger des ouvrages d'esprit. Elle avoit, si je puis parler ainsi, le goût un peu protestant: elle ne parloit que de Bayle, et faisoit grand cas de Saint-Évremond, qui depuis longtemps étoit mort en France. Mais cela n'empêchoit pas qu'elle ne connût la bonne littérature et qu'elle n'en parlât fort bien. Elle avoit été élevée dans des sociétés choisies; et venue en Savoie encore jeune, elle avoit perdu dans le commerce charmant de la noblesse du pays ce ton maniéré du pays de Vaud, où les femmes prennent le bel esprit pour l'esprit du monde, et ne savent parler que par épigrammes.

Quoiqu'elle n'eût vu la cour qu'en passant, elle y avoit jeté un coup d'œil rapide qui lui avoit suffi pour la connoître. Elle s'y conserva toujours des amis, et, malgré de secrètes jalousies, malgré les murmures qu'excitoient sa conduite et ses dettes, elle n'a jamais perdu sa pension. Elle avoit l'expérience du monde, et l'esprit de réflexion qui fait tirer parti de ceste expérience. C'étoit le sujet favori de ses conversations, et c'étoit précisément, vu mes idées chimériques, la sorte d'instruction dont j'avois le plus grand besoin. Nous lisions ensemble La Bruyère : il lui plaisoit plus que La Rochefoucauld, livre triste et désolant, principalement dans la jeunesse, où l'on n'aime pas à voir l'homme comme il est. Quand elle moralisoit, elle se perdoit quelquefois un peu dans les espaces; mais, en lui baisant de temps en temps la bouche ou les mains, je prenois patience, et ses longueurs ne m'ennuyoient pas.

Cette vie étoit trop douce pour pouvoir durer. Je le sentois, et l'inquiétude de la voir finir étoit la seule chose qui en troubloit la jouissance. Tout en folâtrant, maman m'étudioit, m'observoit, m'interrogeoit, et bâtissoit pour ma fortune force projets dont je me serois bien passé. Heureusement ce n'étoit pas le tout de connoître mes penchants, mes goûts, mes petits talents; il falloit trouver ou faire naître les occasions d'en tirer parti, et tout cela n'étoit pas l'affaire d'un jour. Les préjugés même qu'avoit conçus la pauvre femme en faveur de mon mérite reculoient les moments de le mettre en œuvre, en la rendant plus difficile sur le choix des moyens. Enfin tout alloit au gré de mes desirs, grace à la bonne opinion qu'elle avoit de moi: mais il en fallut rabattre, et dès-lors adieu la tranquillité. Un de ses parents, appelé M. d'Aubonne, la vint voir. C'étoit un homme de beaucoup d'esprit, intrigant, génie à projets comme elle, mais qui ne s'y ruinoit pas, une espèce d'aventurier. Il venoit de proposer

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