que je me trompe; mais en lui détaillant avec simplicité tout ce qui m'est arrivé, tout ce que j'ai fait, tout ce que j'ai pensé, tout ce que j'ai senti, je ne puis l'induire en erreur, à moins que je ne le veuille : encore même en le voulant n'y parviendrois-je pas aisément de cette façon. C'est à lui d'assembler ces éléments et de déterminer l'être qu'ils composent le résultat doit être son ouvrage; et s'il se trompe alors, toute l'erreur sera de son fait. Or il ne suffit pas pour cette fin que mes récits soient fidèles, il faut aussi qu'ils soient exacts. Ce n'est pas à moi de juger de l'importance des faits; je les dois tous dire, et lui laisser le soin de choisir. C'est à quoi je me suis appliqué jusqu'ici de tout mon courage, et je ne me relâcherai pas dans la suite. Mais les souvenirs de l'âge moyen sont toujours moins vifs que ceux de la première jeunesse. J'ai commencé par tirer de ceux-ci le meilleur parti qu'il m'étoit possible. Si les autres me reviennent avec la même force, des lecteurs impatients s'ennuieront peut-être, mais moi je ne serai pas mécontent de mon travail. Je n'ai qu'une chose à craindre dans cette entreprise : ce n'est pas de trop dire ou de dire des mensonges, mais c'est de ne pas tout dire et de taire des vérités. FIN DU QUATRIÈME LIVRE. LIVRE CINQUIÈME. (1732-1736.) CE fut, ce me semble, en 1732 que j'arrivai à Chambéry, comme je viens de le dire, et que je commençai d'être employé au cadastre pour le service du roi. J'avois vingt ans passés, près de vingt-et-un. J'étois assez formé pour mon âge du côté de l'esprit; mais le jugement ne l'étoit guère, et j'avois grand besoin des mains dans lesquelles je tombai pour apprendre à me conduire car quelques années d'expérience n'avoient pu me guérir encore radicalement de mes visions romanesques; et, malgré tous les maux que j'avois soufferts, je connoissois aussi peu le monde et les hommes que si je n'avois pas acheté ces instructions. Je logeai chez moi, c'est-à-dire chez maman; mais je ne retrouvai pas ma chambre d'Annecy. Plus de jardin, plus de ruisseau, plus de paysage. La maison qu'elle occupoit étoit sombre et triste, et ma chambre étoit la plus sombre et la plus triste de la maison. Un mur pour vue, un cul-de-sac pour rue, peu d'air, peu de jour, peu d'espace, des grillons, des rats, des planches pourries tout cela ne faisoit pas une plaisante habitation. Mais j'étois chez elle, auprès d'elle. Sans cesse à mon bureau ou dans sa chambre, je m'apercevois peu de la laideur de la mienne; je n'avois pas le temps d'y rêver. Il paroîtra bizarre qu'elle se fût fixée à Chambéry tout exprès pour habiter cette vilaine maison: cela même fut un trait d'habileté de sa part que je ne dois pas taire. Elle alloit à Turin avec répugnance, sentant bien qu'après des révolutions toutes récentes, et dans l'agitation où ་ 1 2 VAR. « Qu'elle s'étoit fixée... » l'on étoit encore à la cour, ce n'étoit pas le moment de s'y présenter. Cependant ses affaires demandoient qu'elle s'y montrât: elle craignoit d'être oubliée ou desservie. Elle savoit surtout que le comte de Saint-Laurent, intendant général des finances, ne la favorisoit pas. Il avoit à Chambéry une maison vieille, mal bâtie, et dans une si vilaine position, qu'elle restoit toujours vide: elle la loua, et s'y établit. Cela lui réussit mieux qu'un voyage; sa pension ne fut point supprimée, et depuis lors le comte de Saint-Laurent fut toujours de ses amis. J'y trouvai son ménage à-peu-près monté comme auparavant, et le fidèle Claude Anet toujours avec elle. C'étoit, comme je crois l'avoir dit, un paysan de Moutru, qui, dans son enfance, herborisoit dans le Jura pour faire du thé de Suisse, et qu'elle avoit pris à son service à cause de ses drogues, trouvant commode d'avoir un herboriste pour son laquais. Il se passionna si bien pour l'étude des plantes, et elle favorisa si bien son goût, qu'il devint un vrai botaniste, et que, s'il ne fût mort jeune, il se seroit fait un nom dans cette science, comme il en méritoit un parmi les honnêtes gens. Comme il étoit sérieux, même grave, et que j'étois plus jeune que lui, il devint pour moi une espèce de gouverneur, qui me sauva beaucoup de folies : car il m'en imposoit, et je n'osois m'oublier devant lui. Il en imposoit même à sa maîtresse, qui connoissoit son grand sens, sa droiture, son inviolable attachement pour elle, et qui le lui rendoit bien. Claude Anet étoit sans contredit un homme rare, et le seul même de son espèce que j'aie jamais vu. Lent, posé, réfléchi, circonspect dans sa conduite, froid dans ses manières, laconique et sentencieux dans ses propos, il étoit dans ses passions d'une impétuosité qu'il ne laissoit jamais paroître, mais qui le dévoroit en dedans, et qui ne lui a fait faire en sa vie qu'une sottise, mais terrible, c'est de s'être empoisonné. Cette scène tragique se passa peu après mon arrivée ; et il la falloit pour m'apprendre l'intimité de ce garçon avec sa maîtresse : car, si elle ne me l'eût dit elle-même, jamais je ne m'en serois douté. Assurément si l'attachement, le zèle et la fidélité peuvent mériter une pareille récompense, elle lui étoit bien due; et ce qui prouve qu'il en étoit digne, il n'en abusa jamais. Ils avoient rarement des querelles, et elles finissoient toujours bien. Il en vint pourtant une qui finit mal. Sa maîtresse lui dit dans la colèré un mot outrageant qu'il ne put digérer. Il ne consulta que son désespoir, et trouvant sous sa main une fiole de laudanum, il l'avala, puis fut se coucher tranquillement, comptant ne se réveiller jamais. Heureusement madame de Warens, inquiète, agitée elle-même, errant dans sa maison, trouva la fiole vide, et devina le reste. En volant à son secours, elle poussa des cris qui m'attirèrent. Elle m'avoua tout, implora mon assistance, et parvint avec beaucoup de peine à lui faire vomir l'opium. Témoin de cette scène, j'admirai ma bêtise de n'avoir jamais eu le moindre soupçon des liaisons qu'elle m'apprenoit. Mais Claude Anet étoit si discret, que de plus clairvoyants auroient pu s'y méprendre. Le raccommodement fut tel que j'en fus vivement touché moi-même; et depuis ce temps, ajoutant pour lui le respect à l'estime, je devins en quelque façon son élève, et ne m'en trouvai pas plus mal. Je n'appris pourtant pas sans peine que quelqu'un pouvoit vivre avec elle dans une plus grande intimité que moi. Je n'avois pas songé même à desirer pour moi cette place; mais il m'étoit dur de la voir occupée par un autre : cela était fort naturel. Cependant, au lieu de prendre en aversion celui qui me l'avoit soufflée, je sentis réellement s'étendre l'attachement que j'avois pour elle. Je desirois sur toute chose qu'elle fût heureuse; et, puisqu'elle avoit besoin de lui pour l'être, j'étois content qu'il fût heureux aussi. De son côté, il entroit parfaitement dans les vues de sa maîtresse, et prit en sincère amitié l'ami qu'elle s'étoit choisi. Sans affecter avec moi l'autorité que son poste le mettoit en droit de prendre, il prit naturellement celle que son jugement lui donnoit sur le mien. Je n'osois rien faire qu'il parût désapprouver, et il ne désapprouvoit que ce qui étoit mal. Nous vivions ainsi dans une union qui nous rendoit tous heureux, et que la mort seule a pu détruire. Une des preuves de l'excel lence du caractère de cette aimable femme est que tous ceux qui l'aimoient s'aimoient entre eux. La jalousie, la rivalité même, cédoit au sentiment dominant qu'elle inspiroit, et je n'ai vu jamais aucun de ceux qui l'entouroient se vouloir du mal l'un à l'autre. Que ceux qui me lisent suspendent un moment leur lecture à cet éloge, et s'ils trouvent en y pensant quelque autre femme dont ils puissent dire la même chose, qu'ils s'attachent à elle pour le repos de leur vie, fùt-elle au reste la dernière des catins '.. Ici commence, depuis mon arrivée à Chambéry jusqu'à mon départ pour Paris, en 1741, un intervalle de huit ou neuf ans, durant lequel j'aurai peu d'événements à dire, parceque ma vie a été aussi simple que douce; et cette uniformité étoit précisément ce dont j'avois le plus grand besoin pour achever de former mon caractère, que des troubles continuels empêchoient de se fixer. C'est durant ce précieux intervalle que mon éducation `mêlée et sans suite, ayant pris de la consistance, m'a fait ce que je n'ai plus cessé d'être à travers les orages qui m'attendoient. Ce progrès fut insensible et lent, chargé de peu d'événements mémorables; mais il mérite cependant d'être suivi et développé. Le Au commencement je n'étois guère occupé que de mon travail: la gêne du bureau ne me laissoit pas songer à autre chose. peu de temps que j'avois de libre se passoit auprès de la bonne maman; et n'ayant pas même celui de lire, la fantaisie në m'en prenoit pas. Mais quand ma besogne, devenue une espèce de routine, occupa moins mon esprit, il reprit ses inquiétudes; la lecture me redevint nécessaire; et, comme si ce goût se fût toujours irrité par la difficulté de m'y livrer, il seroit devenu passion comme chez mon maître, si d'autres goûts venus à la traverse n'eussent fait diversion à celui-là. Quoiqu'il ne fallut pas à nos opérations une arithmétique bien Ce dernier membre de phrase (fút-elle au reste ia dernière des catins) n'est pas dans l'édition de Genève, soit que Rousseau, dans son second manuscrit, ait cru devoir le supprimer lui-même, soit que les éditeurs se soient permis cette suppression. CONFESSIONS. T. I. 14 |