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Bruyère, les Mondes de Fontenelle, ses Dialogues des morts, et quelques tomes de Molière, furent transportés dans le cabinet de mon père, et je les lui lisois tous les jours durant son travail. J'y pris un goût rare et peut-être unique à cet âge. Plutarque surtout devint ma lecture favorite. Le plaisir que je prenois à le relire sans cesse me guérit un peu des romans; et je préférai bientôt Agésilas, Brutus, Aristide, à Orondate, Artamène et Juba. De ces intéressantes lectures, des entretiens qu'elles occasionoient entre mon père et moi, se forma cet esprit libre et républicain, ce caractère indomptable et fier, impatient de joug et de servitude, qui m'a tourmenté tout le temps de ma vie dans les situations les moins propres à lui donner l'essor. Sans cesse occupé de Rome et d'Athènes, vivant pour ainsi dire avec leurs grands hommes, né moi-même citoyen d'une république, et fils d'un père dont l'amour de la patrie étoit la plus forte passion, je m'en enflammois à son exemple; je me croyois Grec ou Romain; je devenois le personnage dont je lisois la vie; le récit des traits de constance et d'intrépidité qui m'avoient frappé me rendoit les yeux étincelants et la voix forte. Un jour que je racontois à table l'aventure de Scévola, on fut effrayé de me voir avancer et tenir la main sur un réchaud pour représenter son action.

J'avois un frère plus âgé que moi de sept ans. Il apprenoit la profession de mon père. L'extrême affection qu'on avoit pour moi le faisoit négliger; et ce n'est pas cela que j'approuve. Son éducation se sentit de cette négligence. Il prit le train du libertinage, même avant l'àge d'être un vrai libertin. On le mit chez un autre maître, d'où il faisoit des escapades comme il en avoit fait de la maison paternelle. Je ne le voyois presque point; à peine puis-je dire avoir fait connoissance avec lui; mais je ne laissois pas de l'aimer tendrement, et il m'aimoit autant qu'un polisson peut aimer quelque chose. Je me souviens qu'une fois que mon père le châtioit rudement et avec colère, je me jetai impétueusement entre deux, l'embrassant étroitement. Je le couvris ainsi de mon corps, recevant les coups qui lui étoient

portés; et je m'obstinai si bien dans cette attitude, qu'il fallut enfin que mon père lui fit grace, soit désarmé par mes cris et mes larmes, soit pour ne pas me maltraiter plus que lui. Enfin mon frère tourna si mal, qu'il s'enfuit et disparut tout-à-fait. Quelque temps après on sut qu'il étoit en Allemagne. Il n'écrivit pas une seule fois. On n'a plus eu de ses nouvelles depuis ce temps-là; et voilà comment je suis demeuré fils unique.

Si ce pauvre garçon fut élevé négligemment, il n'en fut pas ainsi de son frère; et les enfants des rois ne sauroient être soignés avec plus de zèle que je le fus durant mes premiers ans, idolâtré de tout ce qui m'environnoit, et toujours, ce qui est bien plus rare, traité en enfant chéri, jamais en enfant gâté. Jamais une seule fois, jusqu'à ma sortie de la maison paternelle, on ne m'a laissé courir seul dans la rue avec les autres enfants; jamais on n'eut à réprimer en moi ni à satisfaire aucune de ces fantasques humeurs qu'on impute à la nature, et qui naissent toutes de la seule éducation. J'avois les défauts de mon âge: j'étois babillard, gourmand, quelquefois menteur. J'aurois volé des fruits, des bonbons, de la mangeaille; mais jamais je n'ai pris plaisir à faire du mal, du dégât, à charger les autres, à tourmenter de pauvres animaux. Je me souviens pourtant d'avoir une fois pissé dans la marmite d'une de nos voisines appelée madame Clot, tandis qu'elle étoit au prêche. J'avoue même que ce souvenir me fait encore rire, parceque madame Clot, bonne femme au demeurant, étoit bien la vieille la plus grognon que je connus de ma vie. Voilà la courte et véridique histoire de tous mes méfaits enfantins.

Comment serois-je devenu méchant, quand je n'avois sous les yeux que des exemples de douceur, et autour de moi que les meilleures gens du monde? Mon père, ma tante, ma mie, mes parents, nos amis, nos voisins, tout ce qui m'environnoit ne ne m'obéissoit pas, à la vérité, mais m'aimoit; et je les aimois de même. Mes volontés étoient si peu excitées et si peu contrariées, qu'il ne me venoit pas dans l'esprit d'en avoir. Je puis jurer que, jusqu'à mon asservissement sous un maître, je n'ai pas su ce

que c'étoit qu'une fantaisie. Hors le temps que je passois à líre ou à écrire auprès de mon père, et celui où ma mie me menoit promener, j'étois toujours avec ma tante, à la voir broder, à l'entendre chanter, assis ou debout à côté d'elle; et j'étois content. Son enjouement, sa douceur, sa figure agréable m'ont laissé de si fortes impressions, que je vois encore son air, son regard, son attitude : je me souviens de ses petits propos caressants; je dirois comment elle étoit vêtue et coiffée, sans oublier les deux crochets que ses cheveux noirs faisoient sur ses tempes, selon la mode de ce temps-là,

Je suis persuadé que je lui dois le goût ou plutôt la passion pour la musique, qui ne s'est bien développée en moi que longtemps après. Elle savoit une quantité prodigieuse d'airs et de chansons qu'elle chantoit avec un filet de voix fort douce. La sérénité d'ame de cette excellente fille éloignoit d'elle et de tout ce qui l'environnoit la rêverie et la tristesse. L'attrait que son chant avoit pour moi fut tel, que non seulement plusieurs de ses chansons me sont toujours restées dans la mémoire, mais qu'il m'en revient même, aujourd'hui que je l'ai perdue, qui, totalement oubliées depuis mon enfance, se retracent, à mesure que je vieillis, avec un charme que je ne puis exprimer. Diroit-on que moi, vieux radoteur, rongé de soucis et de peines, je mę surprends quelquefois à pleurer comme un enfant en marmotant ces petits airs d'une voix déja cassée et tremblante? Il y en a un surtout qui m'est bien revenu tout entier quant à l'air ; mais la seconde moitié des paroles s'est constamment refusée à tous mes efforts pour me la rappeler, quoiqu'il m'en revienne confusément les rimes. Voici le commencement, et ce que j'ai pu me rappeler du reste :

Tircis, je n'ose
Écouter ton chalumeau

Sous l'ormeau;

Car on en cause

Déja dans notre hameau.

un berger

.s'engager

sans danger;

Et toujours l'épine est sous la rose*.

Je cherche où est le charme attendrissant que mon cœur trouve à cette chanson: c'est un caprice auquel je ne comprends rien; mais il m'est de toute impossibilité de la chanter jusqu'à la fin sans être arrêté par mes larmes. J'ai cent fois projeté d'écrire à Paris pour faire chercher le reste des paroles, si tant est que quelqu'un les connoisse encore. Mais je suis presque sûr que le plaisir que je prends à me rappeler cet air s'évanouiroit en partie, si j'avois la preuve que d'autres que ma pauvre tante Suson l'ont chanté.

Telles furent les premières affections de mon entrée à la vie : ainsi commençoit à se former ou à se montrer en moi ce cœur àla-fois si fier et si tendre, ce caractère efféminé, mais pourtant indomptable, qui, flottant toujours entre la foiblesse et le courage, entre la mollesse et la vertu, m'a jusqu'au bout mis en contradiction avec moi-même, et a fait que l'abstinence et la jouissance, le plaisir et la sagesse, m'ont également échappé.

* Voici celte chanson, air et paroles. Elle étoit très connue à Paris, et se chante encore dans la classe ouvrière.

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Ce train d'éducation fut interrompu par un accident dont les suites ont influé sur le reste de ma vie. Mon père eut un démêlé avec un M. Gautier, capitaine en France, et apparenté dans le Conseil. Ce Gautier, homme insolent et lâche, saigna du nez, et, pour se venger, accusa mon père d'avoir mis l'épée à la main dans la ville. Mon père, qu'on voulut envoyer en prison, s'obstinoit à vouloir que, selon la loi, l'accusateur y entrât aussi bien que lui n'ayant pu l'obtenir, il aima mieux sortir de Genève, et s'expatrier pour le reste de sa vie, que de céder sur un point où l'honneur et la liberté lui paroissoient compromis.

Je restai sous la tutelle de mon oncle Bernard, alors employé aux fortifications de Genève. Sa fille aînée étoit morte; mais il avoit une fille du même âge que moi. Nous fùmes mis ensemble à Bossey en pension chez le ministre Lambercier, pour y apprendre avec le latin tout le menu fatras dont on l'accompagne sous le nom d'éducation.

Deux ans passés au village adoucirent un peu mon âpreté romaine, et me ramenèrent à l'état d'enfant. A Genève, où l'on ne m'imposoit rien, j'aimois l'application, la lecture : c'étoit presque mon seul amusement; à Bossey, le travail me fit aimer les jeux qui lui servoient de relâche. La campagne étoit pour moi si nouvelle, que je ne pouvois me lasser d'en jouir. Je pris pour elle un goût si vif, qu'il n'a jamais pu s'éteindre. Le souvenir des jours heureux que j'y ai passés m'a fait regretter son séjour et ses plaisirs dans tous les âges, jusqu'à celui qui m'y a ramené. M. Lambercier étoit un homme fort raisonnable, qui, sans négliger notre instruction, ne nous chargeoit point de devoirs extrêmes. La preuve qu'il s'y prenoit bien est que, malgré mon aversion pour la gêne, je ne me suis jamais rappelé avec dégoût mes heures d'étude, et que, si je n'appris pas de lui beaucoup de choses, ce que j'appris je l'appris sans peine et n'en ai rien oublié.

La simplicité de cette vie champêtre me fit un bien d'un prix inestimable en ouvrant mon cœur à l'amitié. Jusqu'alors je n'avois connu que des sentiments élevés, mais imaginaires. L'ha

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