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maréchal de France, auquel elle me présenta. Sur ce qu'elle lui dit, il parut s'intéresser beaucoup à moi; et me promit beaucoup de choses, dont il ne s'est souvenu que la dernière année de sa vie, lorsque je n'avois plus besoin de lui. Le jeune marquis de Sennecterre, dont le père étoit alors ambassadeur à Turin, passa dans le même temps à Chambéry. Il dîna chez madame de Menthon j'y dinois aussi ce jour-là. Après le dîner il fut question de musique il la savoit très bien. L'opéra de Jephté' étoit alors dans sa nouveauté; il en parla, on le fit apporter. Il me fit frémir en me proposant d'exécuter à nous deux cet opéra, et tout en ouvrant le livre il tomba sur ce morceau célèbre à deux chœurs :

:

La terre, l'enfer, le ciel mème,

Tout tremble devant le Seigneur.

Il me dit: Combien voulez-vous faire de parties? je ferai pour ma part ces six-là. Je n'étois pas encore accoutumé à cette pétulance françoise; et, quoique j'eusse quelquefois ànonné des partitions, je ne comprenois pas comment le même homme pouvoit faire en même temps six parties ni même deux. Rien ne m'a plus coûté dans l'exercice de2 la musique que de sauter aussi légèrement d'une partie à l'autre, et d'avoir l'œil à-la-fois sur toute une partition. A la manière dont je me tirai de cette entreprise, M. de Sennecterre dut être tenté de croire que je ne savois pas la musique. Ce fut peut-être pour vérifier ce doute qu'il me proposa de noter une chanson qu'il vouloit donner à mademoiselle de Menthon. Je ne pouvois m'en défendre. Il chanta la chanson; je l'écrivis, même sans le faire beaucoup répéter. Il la lut ensuite, et trouva, comme il étoit vrai, qu'elle étoit très correctement notée. Il avoit vu mon em

'Tragédie lyrique de l'abbé Pellegrin, musique de Monteclaire, représentée pour la première fois le 4 mars 1752. Elle eut un très grand succès. Le cardinal de Noailles la fit défendre. Reprise en 1733, encore interrompue, elle reparut en 1734 et 1755 avec des changements. (Note de M. Musset-Pathay.)

2 VAR. « Dans la pratique de...

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barras, il prit plaisir à faire valoir ce petit succès. C'étoit pour tant une chose très simple. Au fond je savois fort bien la musique; je ne manquois que de cette vivacité du premier coup d'œil que je n'eus jamais sur rien, et qui ne s'acquiert en musique que par une pratique consommée. Quoi qu'il en soit, je fus sensible à l'honnête soin qu'il prit d'effacer dans l'esprit des autres et dans le mien la petite honte que j'avois eue; et douze ou quinze ans après, me rencontrant avec lui dans diverses maisons de Paris, je fus tenté plusieurs fois de lui rappeler cette anecdote, et de lui montrer que j'en gardois le souvenir. Mais il avoit perdu les yeux depuis ce temps-là : je craignis de renouveler ses regrets en lui rappelant l'usage qu'il en avoit su faire, et je me tus.

Je touche au moment qui commence à lier mon existence passée avec la présente. Quelques amitiés de ce temps-là prolongées jusqu'à celui-ci me sont devenues bien précieuses. Elles m'ont souvent fait regretter cette heureuse obscurité où ceux qui se disoient mes amis l'étoient et m'aimoient pour moi, par pure bienveillance, non par la vanité d'avoir des liaisons avec un homme connu, ou par le desir secret de trouver ainsi plus d'occasions de lui nuire. C'est d'ici que je date ma première connoissance avec mon vieux ami Gauffecourt, qui m'est toujours resté, malgré les efforts qu'on a faits pour me l'ôter. Toujours resté! non. Hélas! je viens de le perdre. Mais il n'a cessé de m'aimer qu'en cessant de vivre, et notre amitié n'a fini qu'avec lui. M. de Gauffecourt étoit un des hommes les plus aimables qui aient existé. Il étoit impossible de le voir sans l'aimer, et de vivre avec lui sans s'y attacher tout-à-fait. Je n'ai vu de ma vie une physionomie plus ouverte, plus caressante, qui eût plus de sérénité, qui marquât plus de sentiment et d'esprit, qui inspirât plus de confiance. Quelque réservé qu'on pût être, on ne pouvoit, de la première vue, se défendre d'être aussi familier avec lui que si on l'eût connu depuis vingt ans; et moi qui avois tant de peine d'être à mon aise avec les nouveaux visages, j'y fus avec lui du premier moment. Son ton,

son accent, son propos, accompagnoient parfaitement sa physionomie. Le son de sa voix étoit net, plein, bien timbré, une belle voix de basse, étoffée et mordante, qui remplissoit l'oreille et sonnoit au cœur. Il est impossible d'avoir une gaîté plus égale et plus douce, des graces plus vraies et plus simples, des talents plus naturels et cultivés avec plus de goût. Joignez à cela un cœur aimant, mais aimant un peu trop tout le monde, un caractère officieux avec un peu de choix, servant ses amis avec zèle, ou plutôt se faisant l'ami des gens qu'il pouvoit servir, et sachant faire très adroitement ses propres affaires en faisant très chaudement celles d'autrui. Gauffecourt étoit fils d'un simple horloger, et avoit été horloger lui-même. Mais sa figure et son mérite l'appeloient dans une autre sphère, où il ne tarda pas d'entrer. Il fit connoissance avec M. de La Closure, résident de France à Genève, qui le prit en amitié. Il lui procura à Paris d'autres connoissances qui lui furent utiles, et par lesquelles il parvint à avoir la fourniture des sels du Valois, qui lui valoit vingt mille livres de rente. Sa fortune, assez belle, se borna là du côté des hommes; mais du côté des femmes la presse y étoit : il eut à choisir, et fit ce qu'il voulut '. Ce qu'il y eut de plus rare et de plus honorable pour lui fut qu'ayant des liaisons dans tous les états, il fut partout chéri, recherché de tout le monde, sans jamais être envié ni haï de personne, et je crois qu'il est mort sans avoir eu de sa vie un seul ennemi. Heureux homme! Il venoit tous les ans aux bains d'Aix, où se rassemble la bonne compagnie des pays voisins. Lié avec toute la noblesse de Savoie, il venoit d'Aix à Chambéry voir le comte de Bellegarde, et son père le marquis d'Antremont, chez qui maman fit et me fit faire connoissance avec lui. Cette connoissance, qui sembloit devoir n'aboutir à rien, et fut nombre d'années interrompue, se renouvela dans l'occasion que je dirai, et devint un véritable attachement. C'est assez pour m'autoriser à parler d'un ami avec qui j'ai été si étroitement lié; mais, quand je ne prendrois aucun intérêt personnel à sa VAR. « Il eut à choisir, et choisit tout, et fit...

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mémoire, c'étoit un homme si aimable et si heureusement né, que, pour l'honneur de l'espèce humaine, je la croirois toujours bonne à conserver. Cet homme si charmant avoit pourtant ses défauts ainsi que les autres, comme on pourra voir ci-après : mais s'il ne les eût pas eus, peut-être eùt-il été moins aimable. Pour le rendre intéressant autant qu'il pouvoit l'être, il falloit qu'on eût quelque chose à lui pardonner.

Une autre liaison du même temps n'est pas éteinte, et me leurre encore de cet espoir du bonheur temporel, qui meurt si difficilement dans le cœur de l'homme. M. de Conzié, gentilhomme savoyard, alors jeune et aimable, eut la fantaisie d'apprendre la musique, ou plutôt de faire connoissance avec celui qui l'enseignoit. Avec de l'esprit et du goût pour les belles connoissances, M. de Conzié avoit une douceur de caractère qui le rendoit très liant, et je l'étois beaucoup moi-même pour les gens en qui je la trouvois. La liaison fut bientôt faite '. Le germe de littérature et de philosophie qui commençoit à fermenter dans ma tête, et qui n'attendoit qu'un peu de culture et d'émulation pour se développer tout-à-fait, les trouvoit en lui. M. de Conzié avoit peu de disposition pour la musique ce fut un bien pour moi, les heures des leçons se passoient à toute autre chose qu'à solfier. Nous déjeùnions, nous causions; nous lisions quelques nouveautés, et pas un mot de musique. La correspondance de Voltaire avec le prince royal de Prusse faisoit du bruit alors : nous nous entretenions souvent de ces deux hom

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Je l'ai revu depuis, et je l'ai trouvé totalement transformé. Oh! le grand magicien que M. de Choiseul! aucune de mes anciennes connoissances n'a échappé à ses métamorphoses *.

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Cette correspondance avoit commencé le 8 août 1736, par une lettre de Frédéric, qui n'étoit que prince royal. Elle étoit composée de cent vingt-trois lettres lorsque ce prince monta sur le trône. Comme elles ne furent réunies qu'en 1745, Rousseau ne peut parler que de celles qui parurent isolément, et que Voltaire, flatté d'une pareille correspondance, faisoit circuler, n'ayant aucun motif d'être discret. (Note de M. Musset-Pathay.)

* Cette note, qui est dans le premier manuscrit, ne se retrouve point dans l'édition de Genève.

mes célèbres, dont l'un, depuis peu sur le trône', s'annonçoit déja tel qu'il devoit dans peu se montrer, et dont l'autre, aussi décrié qu'il est admiré maintenant, nous faisoit plaindre sincèrement le malheur qui sembloit le poursuivre, et qu'on voit si souvent être l'apanage des grands talents. Le prince de Prusse avoit été peu heureux dans sa jeunesse; et Voltaire sembloit fait pour ne l'être jamais. L'intérêt que nous prenions à l'un et à l'autre s'étendoit à tout ce qui s'y rapportoit. Rien de tout ce qu'écrivoit Voltaire ne nous échappoit. Le goût que je pris à ces lectures m'inspira le desir d'apprendre à écrire avec élégance, et de tâcher à imiter le beau coloris de cet auteur, dont j'étois enchanté. Quelque temps après parurent ses Lettres philosophiques. Quoiqu'elles ne soient assurément pas son meilleur ouvrage, ce fut celui qui m'attira le plus vers l'étude, et ce goût naissant ne s'éteignit plus depuis ce temps-là.

Mais le moment n'étoit pas venu de m'y livrer tout de bon. Il me restoit encore une humeur un peu volage, un desir d'aller et venir, qui s'étoit plutôt borné qu'éteint, et que nourrissoit le train de la maison de madame de Warens, trop bruyant pour mon humeur solitaire. Ce tas d'inconnus qui lui affluoient journellement de toutes parts, et la persuasion où j'étois que ces gens-là ne cherchoient qu'à la duper chacun à sa manière, me faisoient un vrai tourment de mon habitation. Depuis qu'ayant succédé à Claude Anet dans la confidence de sa maîtresse je suivois de plus près l'état de ses affaires, j'y voyois un progrès en mal dont j'étois effrayé. J'avois cent fois remontré, prié, pressé, conjuré, et toujours inutilement. Je m'étois jeté à ses pieds, je lui avois fortement représenté la catastrophe qui la menaçoit, je l'avois vivement exhortée à réformer sa dépense, à commencer par moi, à souffrir plutôt un peu tandis qu'elle étoit encore jeune que, multipliant toujours ses dettes et ses

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* La première édition de ces lettres est de 1754. Ainsi Rousseau commet une erreur en supposant qu'elles ne parurent qu'après la correspondance. (Note de M. Musset-Paihay.)

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