manesque, m'ont conservé des sentiments purs et des mœurs honnêtes, par les mêmes goûts qui peut-être, avec un peu plus d'effronterie, m'auroient plongé dans les plus brutales voluptés. J'ai fait le premier pas et le plus pénible dans le labyrinthe obscur et fangeux de mes confessions. Ce n'est pas ce qui est criminel qui coûte le plus à dire, c'est ce qui est ridicule et honteux. Dès à présent je suis sûr de moi: après ce que je viens d'oser dire, rien ne peut plus m'arrêter. On peut juger de ce qu'ont pu me coûter de semblables aveux, sur ce que, dans tout le cours de ma vie, emporté quelquefois près de celles que j'aimois par les fureurs d'une passion qui m'ôtoit la faculté de voir, d'entendre, hors de sens, et saisi d'un tremblement convulsif dans tout mon corps; jamais je n'ai pu prendre sur moi de leur déclarer ma folie, et d'implorer d'elles, dans la plus intime familiarité ', la seule faveur qui manquoit aux autres. Cela ne m'est jamais arrivé qu'une fois dans l'enfance avec une enfant de mon âge; encore fût-ce elle qui en fit la première proposition. En remontant de cette sorte aux premières traces de mon être sensible, je trouve des éléments qui, semblant quelquefois incompatibles, n'ont pas laissé de s'unir pour produire avec force un effet uniforme et simple; et j'en trouve d'autres qui, les mêmes en apparence, ont formé, par le concours de certaines circonstances, de si différentes combinaisons, qu'on n'imagineroit jamais qu'ils eussent entre eux aucun rapport. Qui croiroit, par exemple, qu'un des ressorts les plus vigoureux de mon ame fut trempé dans la même source d'où la luxure et la mollesse ont coulé dans mon sang? Sans quitter le sujet dont je viens de parler, on en va voir sortir une impression bien différente. J'étudiois un jour seul ma leçon dans la chambre contiguë à la cuisine. La servante avoit mis sécher à la plaque les peignes de mademoiselle Lambercier. Quand elle revint les prendre, il ' VAR. « La plus étroite intimité. » s'en trouva un dont tout un côté de dents étoit brisé. A qui s'en prendre de ce dégât? personne autre que moi n'étoit entré dans la chambre. On m'interroge je nie d'avoir touché le peigne. Monsieur et mademoiselle Lambercier se réunissent, m'exhortent, me pressent, me menacent: je persiste avec opiniâtreté; mais la conviction étoit trop forte, elle l'emporta sur toutes mes protestations, quoique ce fut la première fois qu'on m'eût trouvé tant d'audace à mentir. La chose fut prise au sérieux : elle méritoit de l'être. La méchanceté, le mensonge, l'obstination, parurent également dignes de punition; mais pour le coup ce ne fut pas par mademoiselle Lambercier qu'elle me fut infligée. On écrivit à mon oncle Bernard: il vint. Mon pauvre cousin étoit chargé d'un autre délit non moins grave; nous fûmes enveloppés dans la même exécution. Elle fut terrible. Quand, cherchant le remède dans le mal même, on eût voulu pour jamais amortir mes sens dépravés, on n'auroit pu mieux s'y prendre. Aussi me laissèrent-ils en repos pour longtemps. On ne put m'arracher l'aveu qu'on exigeoit. Repris à plusieurs fois et mis dans l'état le plus affreux, je fus inébranlable. J'aurois souffert la mort, et j'y étois résolu. Il fallut que la force même cédât au diabolique entêtement d'un enfant, car on n'appela pas autrement ma constance. Enfin je sortis de cette cruelle épreuve en pièces, mais triomphant. Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure, et je n'ai pas peur d'être puni derechef pour le même fait : eh bien! je déclare à la face du ciel que j'en étois innocent, que je n'avois ni cassé ni touché le peigne, que je n'avois pas approché de la plaque, et que je n'y avois pas même songé. Qu'on ne me demande pas comment ce dégât se fit: je l'ignore et ne puis le comprendre ; ce que je sais très certainement, c'est que j'en étois innocent. Qu'on se figure un caractère timide et docile dans la vie ordinaire, mais ardent, fier, indomptable dans les passions, un enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec douceur, équité, complaisance, qui n'avoit pas même l'idée de l'injustice, et qui, pour la première fois, en éprouve une si terrible de la part précisément des gens qu'il chérit et qu'il respecte le plus : quel renversement d'idées! quel désordre de sentiments! quel bouleversement dans son cœur, dans sa cervelle, dans tout son petit être intelligent et moral! Je dis qu'on s'imagine tout cela, s'il est possible, car pour moi je ne me sens pas capable de démêler, de suivre la moindre trace de ce qui se passoit alors en moi. Je n'avois pas encore assez de raison pour sentir combien les apparences me condamnoient, et pour me mettre à la place des autres. Je me tenois à la mienne; et tout ce que je sentois, c'étoit la rigueur d'un châtiment effroyable pour un crime que je n'avois pas commis. La douleur du corps, quoique vive, m'étoit peu sensible: je ne sentois que l'indignation, la rage, le désespoir. Mon cousin, dans un cas à-peu-près semblable, et qu'on avoit puni d'une faute involontaire comme d'un acte prémédité, se mettoit en fureur à mon exemple, et se montoit, pour ainsi dire, à mon unisson. Tous deux dans le même lit nous nous embrassions avec des transports convulsifs, nous étouffions; et quand nos jeunes cœurs un peu soulagés pouvoient exhaler leur colère, nous nous levions sur notre séant, et nous nous mettions tous deux à crier cent fois de toute notre force: Carnifex! carnifex! carnifex! Je sens en écrivant ceci que mon pouls s'élève encore ; ces moments me seront toujours présents quand je vivrois cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence et de l'injustice est resté si profondément gravé dans mon ame, que toutes les idées qui s'y rapportent me rendent ma première émotion; et ce sentiment, relatif à moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-même, et s'est tellement détaché de tout intérêt personnel, que mon cœur s'enflamme au spectacle ou au récit de toute action injuste, quel qu'en soit l'objet et en quelque lieu qu'elle se commette, comme si l'effet en retomboit sur moi. Quand je lis les cruautés d'un tyran féroce, les subtiles noirceurs d'un fourbe de prêtre, je partirois volontiers pour aller poignarder ces misérables, dussé-je cent fois y périr. Je me suis souvent mis en nage à poursuivre à la course ou à coups de pierre un coq, une vache, un chien, un animal que j'en voyois tourmenter un autre, uniquement parcequ'il se sentoit le plus fort. Ce mouvement peut m'être naturel, et je crois qu'il l'est; mais le souvenir profond de la première injustice que j'ai soufferte y fut trop longtemps et trop fortement lié pour ne l'avoir pas beaucoup renforcé. Là fut le terme de la sérénité de ma vie enfantine. Dès ce moment je cessai de jouir d'un bonheur pur, et je sens aujourd'hui même que le souvenir des charmes de mon enfance s'arrête là. Nous restâmes encore à Bossey quelques mois. Nous y fûmes comme on nous représente le premier homme encore dans le paradis terrestre, mais ayant cessé d'en jouir. C'étoit en apparence la même situation, et en effet une toute autre manière d'être. L'attachement, le respect, l'intimité, la confiance, ne lioient plus les élèves à leurs guides; nous ne les regardions plus comme des dieux qui lisoient dans nos cœurs; nous étions moins honteux de mal faire et plus craintifs d'être accusés; nous commencions à nous cacher, à nous mutiner, à mentir. Tous les vices de notre âge corrompoient notre innocence. et enlaidissoient nos jeux. La campagne même perdit à nos yeux cet attrait de douceur et de simplicité qui va au cœur : elle nous sembloit déserte et sombre; elle s'étoit comme couverte d'un voile qui nous en cachoit les beautés. Nous cessâmes de cultiver nos petits jardins, nos herbes, nos fleurs. Nous n'allions plus gratter légèrement la terre, et crier de joie en découvrant le germe du grain que nous avions semé. Nous nous dégoûtâmes de cette vie; on se dégoûta de nous; mon oncle nous retira, et nous nous séparâmes de monsieur et mademoiselle Lambercier, rassasiés les uns des autres, et regrettapt peu de nous quitter. Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey, sans que je m'en sois rappelé le séjour d'une manière agréable par des souvenirs un peu liés; mais depuis qu'ayant passé l'âge mûr je décline vers la vieillesse, je sens que ces mêmes souvenirs CONFESSIONS. T. I 5 renaissent tandis que les autres s'effacent, et se gravent dans ma mémoire avec des traits dont le charme et la force augmentent de jour en jour; comme si, sentant déja la vie qui s'échappe, je cherchois à la ressaisir par ses commencements. Les moindres faits de ce temps-là me plaisent, par cela seul qu'ils sont de ce temps-là. Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitois ma leçon : je vois tout l'arrangement de la chambre où nous étions; le cabinet de M. Lambercier à main droite, une estampe représentant tous les papes, un baromètre, un grand calendrier, des framboisiers qui, d'un jardin fort élevé dans lequel la maison s'enfonçoit sur le derrière, venoient ombrager la fenêtre, passoient quelquefois jusqu'en dedans. Je sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j'ai besoin de le lui dire. Que n'osois-je lui raconter de même toutes les petites anecdotes de cet heureux âge, qui me font encore tressaillir d'aise quand je me les rappelle! Cinq ou six surtout..... Composons. Je vous fais grâce des cinq; mais j'en veux une, une seule, pourvu qu'on me la laisse conter le plus longuement qu'il me sera possible, pour prolonger mon plaisir. Si je ne cherchois que le vôtre, je pourrois choisir celle du derrière de mademoiselle Lambercier, qui, par une malheureuse culbute au bas du pré, fut étalé tout en plein devant le roi de Sardaigne à son passage; mais celle du noyer de la terrasse est plus amusante pour moi qui fus acteur, au lieu que je ne fus que spectateur de la culbute; et j'avoue que je ne trouvai pas le moindre mot pour rire à un accident qui, bien que comique en lui-même, m'alarmoit pour une personne que j'aimois comme une mère, et peut-être plus. O vous, lecteurs curieux de la grande histofre du noyer de la terrasse, écoutez-en l'horrible tragédie, et vous abstenez de frémir, si vous pouvez ! |