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il révère la mémoire des sages; il la défend pour défendre la vérité qu'on attaque en eux, pour payer les éminents services qu'ils ont rendus au genre humain, aux dépens de leur repos et de leur fortune, au péril même de leur vie. Qu'est-ce que la philosophie du dix-huitième siècle? Tous les hommes qui l'ont cultivée, et Rousseau tout le premier, libres et indépendants, ont cherché la vérité. Nul moins que lui ne l'a sacrifiée au respect de ses contemporains. Pour combattre chacun d'eux, il suffit de puiser des objections dans les ouvrages des autres.

La philosophie du dix-huitième siècle ne formoit donc pas une secte comme on l'a prétendu : c'est là même un trait qui la caractérise. Chez les anciens chacun embrassoit aveuglément tous les principes du maître qu'il avoit choisi : il l'a dit étoit une réponse suffisante aux objections que pouvoit élever un esprit juste contre les absurdités physiques et mathématiques dont Pythagore et Épicure, le Lycée, le Portique et l'Académie souilloient la pureté de leur morale.

En France, au dix-huitième siècle, on fut cartésien d'une manière presque aussi exclusive que l'on s'étoit prononcé, dans les siècles d'ignorance, pour la secte des réaux et celle des nominaux. Cette maladie de l'esprit humain avoit dû en effet prendre de nouvelles forces au sein des disputes scolastiques. L'opiniâtreté et l'intolérance croissent naturellement à proportion de ce que l'on comprend moins et soi-même et ses adversaires : on ne connoît d'eux alors que leur opposition, et non les motifs dont ils l'appuient; et l'on est porté à dédaigner des objections peu intelligibles, comme les arguments qu'elles détruisent. Bayle, à la fin du dix-septième siècle, entreprit de guérir les hommes d'une habitude qui donne à la croyance même de la vérité le caractère de l'erreur, en leur exposant sur les thèses alors le plus communément discutées tous les motifs d'affirmation et de négation. Il leur apprit à s'instruire véritablement de ce que l'on peut connoître, et, science plus difficile, à ignorer sans honte ce qui passe la portée de notre esprit, à douter paisiblement de ce qui ne présente que des probabilités opposées et balancées entre elles. Bayle

a rendu ce service important à l'esprit humain; et l'on ne peut blâmer les philosophes du dix-huitième siècle, qui, instruits par ses leçons, prirent pour base de leurs recherches la nécessité de se faire une opinion à soi; ils n'eurent dès-lors qu'un seul principe commun, auquel on peut réduire toute leur philosophie, c'est de ne rien croire sans avoir examiné et raisonné les motifs de la croyance.

Le théologien, comme le philosophe, recourt au raisonnement pour établir la réalité d'une révélation, pour démontrer la cause de toutes les autres, au milieu de tant de religions qui se partagent la terre, et dont les fondateurs se sont tous dits les interprètes de la Divinité; il y recourt dès qu'il veut éclairer les hommes nés dans une seote hétérodoxe : que peut-il en effet leur proposer, sinon de discuter au flambeau de la raison et les bases de la croyance qu'ils professent, et les bases de la croyance où il veut les amener, pour se convaincre enfin de la frivolité des unes et de la solidité des autres? La maxime de soumettre tout ce que l'on croit à un examen profond n'a donc rien de coupable: elle offre au contraire le seul chemin sûr vers la vérité. Si quelquefois son application a enfanté des erreurs, elle se prête toujours à les réfuter, une discussion plus approfondie ramène la vérité qu'avoit écartée une discussion trop légère. La maxime opposée ferme la voie du retour dès qu'elle a conduit à l'erreur. Attaque-t-on sous le rapport de la morale la philosophie du dix-septième siècle, les livres existent, et, au grand regret des amis de l'obscurité, ils ne périront pas. L'amour de la vertu, l'horreur du vice, y éclatent de toutes parts. Les mœurs des hommes sont un plus pur témoignage en faveur de leurs principes. Les erreurs les plus graves de Jean-Jacques Rousseau nous ont été dévoilées par les aveux que lui arracha le repentir. Les torts de Voltaire furent ceux d'un homme aigri par quarante ans de provocations. Les adversaires des philosophes ont-ils pu après cela accréditer contre un seul d'entre eux une seule accusation grave? Non, tous les reproches personnels se réduisent à des anecdotes, la plupart douteuses, et dont il résulte seulement que des hommes doués de toute la sensi

bilité du génie n'ont pas été exempts des défauts que nous observons sans cesse chez des individus qui ne peuvent couvrir leurs imperfections de la même excuse,

Sous la plume de Platon et de Cicéron, la philosophie dans l'antiquité se montra décorée de toutes les richesses de l'éloquence. Elle perdit cet avantage dans l'Europe moderne; elle devoit le recouvrer en France, et seulement au dix-huitième siècle, si l'on excepte l'exemple brillant qu'avoit donné Mallebranche, en ornant des richesses de l'imagination la plus vive le premier livre de la Recherche de la vérité. Les philosophes anglois, devanciers des nôtres, ne les ont pas devancés sur ce point : ils n'offrent aucun ouvrage en prose digne d'établir la réputation d'un grand écrivain. C'est peu de frapper la pensée par des vérités importantes, il faut savoir les imprimer profondément dans le cœur de l'homme, avec des paroles qui sachent le toucher et l'émouvoir: voilà le triomphe de Jean-Jacques Rousseau. Quel homme ne s'est pas senti plus d'amour pour la vertu à mesure qu'il a relu ces écrits où une dialectique puissante et subtile tire une force nouvelle des charmes de la plus puissante éloquence? Ne fut-il pas un philosophe celui auquel la nation, rendue à elle-même, et cédant au besoin d'exprimer sa reconnoissance à l'éloquent écrivain dont la plume avoit brisé ses fers, l'avoit rappelée à son devoir et à sa dignité, voulut qu'une statue qui reproduiroit les traits de l'auteur du Contrat social fût érigée par la France régénérée, dans laquelle chacun viendroit reconnoître le vengeur de ses droits, celui qui lui avoit fait mesurer la profondeur de l'abîme dans lequel il dormoit oublié, et l'arrachant tout-à-coup à ce honteux sommeil, avoit fait apparoître à ses yeux l'image auguste de la liberté; non pas de cette liberté sanglante qui ressemble bien moins à la régénératrice des peuples qu'à l'une des Euménides, mais de cette divinité tutélaire qui compose le bonheur de tous du bonheur de chacun? Ne fut-il pas un philosophe celui que les Corses, que les Polonois vouloient avoir pour législateur, Malesherbes pour ami, et l'humanité tout entière pour fenseur? Ne fut-il pas un philosophe celui dont Louis XVI or

donna que le marbre et l'airain multiplieroient les images? Et si plus tard ses cendres partagèrent avec des restes indignes les honneurs du Panthéon, ce fut une épreuve de plus dont il eut à souffrir: il sembloit que la persécution qui si longtemps avoit tourmenté sa vie vouloit encore insulter à ses mânes.

A ce mot de philosophe, dont l'erreur et la malignité ont fait un cri de proscription, je sens tout ce qu'emporte avec soi de défavorable le titre que j'ose donner à l'écrivain le plus éminemment philosophique que nous ayons dans notre langue. Les philosophes du dix-huitième siècle appartiennent presque tous à la littérature. Jean-Jacques pouvoit-il, parcequ'il croyoit avoir à se plaindre de quelques uns, appeler sur eux l'anathème, et condamner des principes qui étoient les siens, des principes que nul autre n'avoit aussi bien développés, que lui seul avoit connu le secret de communiquer à ses lecteurs, d'imprimer tout à-la-fois dans leur cœur et dans leur esprit? Pouvoit-il unir sa voix à la voix des hommes qui calomnient les philosophes, ou, plus pusillanime et presque aussi méprisable, faire amende honorable des principes qui avoient constitué sa gloire, et l'avoient placé si haut dans l'admiration de ses contemporains?

Si, aux ouvrages des philosophes du dix-huitième siècle, tant décriés par l'ignorance qui ne les a pas lus, justement admirés par la raison qui les relit toujours, on vient opposer encore et le curé de Meslier et ses extravagances, le Système de la Nature et quelques autres bâtards de la philosophie, qui sont restés sans aveu, malgré toutes les recherches de l'esprit de parti pour les attribuer à quelques uns de ces hommes éloquents dont les écrits, images fidèles de leur ame, brillent de tant d'éclat et de raison, je répondrai : Les auteurs de ces misérables rapsodies sont philosophes comme sont géomètres ceux qui trouvent la quadrature du cercle. Mais, d'autre part, ils étoient véritablement philosophes ces deux hommes qui renfermoient dans le cercle de Popilius le faisceau des connoissances humaines. Rousseau put voir un moment en eux des hommes conspirés contre lui; mais en tout temps il rendit un témoignage éclatant à leurs lumières.

L'idée hardie de ne faire qu'un seul corps de toutes les connoissances, de toutes les pensées de l'homme, avoit été indiquée par un sage que le génie doua de la prérogative de lire dans l'avenir des sciences. Chambers, lorsqu'il voulut se saisir de l'idée de Bacon, rappela les impuissants efforts des guerriers vulgaires pour manier la lance d'Achille. Deux philosophes françois s'approprièrent cette sublime conception, car ils l'exécutèrent en reculant même les bornes de son étendue. D'Alembert publia la préface de l'Encyclopédie, analyse précieuse des facultés de l'esprit humain, où la netteté se joint partout à la justesse et la simplicité à la profondeur. Il est bien vrai que Jean-Jacques a reproché à ce même d'Alembert de s'être emparé des articles sur la musique qu'il avoit faits pour l'Encyclopédie, et de les avoir mis à profit pour composer ses éléments de musique; mais quand Rousseau faisoit ce reproche à d'Alembert, il ne vouloit voir en lui qu'un ennemi acharné à sa perte; il éprouvoit le besoin de trouver des torts à d'Alembert; son esprit, aigri par le malheur, n'avoit plus que des souvenirs amers; et La Harpe a bien prouvé, ce nous semble, que d'Alembert n'a point fait des articles de Rousseau sur la musique l'usage que celui-ci lui reproche dans ses Confessions d'en avoir fait. Diderot, dans un prospectus raisonné, montre au lecteur surpris l'étendue de l'ouvrage qu'il lui annonce; et bientôt les volumes de l'Encyclopédie se succèdent rapidement : le cours de peu d'années voit achever, au milieu des contrariétés, cet ouvrage que l'on se fût promis à peine de travaux séculaires, soutenus par la faveur la plus constante et les encouragements les plus puissants; et pourtant jamais entreprise ne fut plus cruellement persécutée. C'étoit Hercule au berceau que les serpents de l'Envie se disputoient la honte d'étouffer. Le choix de quelques collaborateurs foibles ou négligents, le découragement momentané qui suivoit une persécution active, ont semé des taches sur cette belle entreprise; mais les articles des principaux auteurs, ceux de Voltaire, de Rousseau, de Montesquieu, de Dumarsais, de d'Holbach, de Jaucourt, de Turgot, sont d'un prix que les progrès des sciences et des lumières ont à peine diminué.

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