LIVRE SECOND. 1 (1728-1731.) AUTANT le moment où l'effroi me suggéra le projet de fuir m'avoit paru triste, autant celui où je l'exécutai me parut charmant. Encore enfant, quitter mon pays, mes parents, mes appuis, mes ressources; laisser un apprentissage à moitié fait sans savoir mon métier assez pour en vivre; me livrer aux horreurs de la misère sans voir aucun moyen d'en sortir; dans l'âge de la foiblesse et de l'innocence, m'exposer à toutes les tentations du vice et du désespoir; chercher au loin les maux, les erreurs, les pièges, l'esclavage et la mort, sous un joug bien plus inflexible que celui que je n'avois pu souffrir: c'étoit là ce que j'allois faire; c'étoit la perspective que j'aurois dû envisager. Que celle que je me peignois étoit différente! L'indépendance que je croyois avoir acquise étoit le seul sentiment qui m'affectoit. Libre et maître de moi-même, je croyois pouvoir tout faire, atteindre à tout: je n'avois qu'à m'élancer pour m'élever et voler dans les airs. J'entrois avec sécurité dans le vaste espace du monde; mon mérite alloit le remplir: à chaque pas j'allois trouver des festins, des trésors, des aventures, des amis prêts à me servir, des maîtresses empressées à me plaire : en me montrant j'allois occuper de moi l'univers, non pas pourtant l'univers tout entier, je l'en dispensois en quelque sorte, il ne m'en falloit pas tant; une société charmante me suffisoit, sans m'embarrasser du reste. Ma modération m'inscrivoit dans une sphère étroite, mais délicieusement choisie, où j'étois assuré de régner. Un seul château bornoit mon ambition: favori du seigneur et de la dame, amant de la demoiselle, ami du frère et protecteur des voisins, j'étois content; il ne m'en falloit pas davantage. En attendant ce modeste avenir, j'errai quelques jours autour de la ville, logeant chez des paysans de ma connoissance, qui tous me reçurent avec plus de bonté que n'auroient fait des urbains. Ils m'accueilloient, me logeoient, me nourrissoient trop bonnement pour en avoir le mérite. Cela ne pouvoit pas s'appeler faire l'aumône; ils n'y mettoient pas assez l'air de la supériorité. A force de voyager et de parcourir le monde, j'allai jusqu'à Confignon, terres de Savoie, à deux lieues de Genève. Le curé s'appeloit M. de Pontverre. Ce nom fameux dans l'histoire de la république me frappa beaucoup. J'étois curieux de voir comment étoient faits les descendants des gentilshommes de la Cuiller'. J'allai voir M. de Pontverre : il me reçut bien, me parla de l'hérésie de Genève, de l'autorité de la sainte mère Église, et me donna à diner. Je trouvai peu de choses à répondre à des arguments qui finissoient ainsi, et je jugeai que des curés chez qui l'on dînoit si bien valoient tout au moins nos ministres. J'étois certainement plus savant que M. de Pontverre, tout gentilhomme qu'il étoit; mais j'étois trop bon convive pour être 1 Sans Jacob Spon le nom de Pontverre, si fameux dans l'histoire de la république, ne seroit connu que par tradition dans la banlieue de Genève, et comme un chef de parti. Il en seroit de même des gentilshommes de la Cuiller, entièrement oubliés aujourd'hui. « C'étoit, au rapport de Spon, une confrérie qui « fut instituée en 1527, dans un château du pays de Vaud, où quelques gentils« hommes, mangeant de la bouillie avec des cuillers de bruyère, se vantèrent d'en • faire autant à ceux de Genève qu'ils mangeroient à la cuiller. Chacun pendit « la sienne à son cou pour signal. Ils choisirent pour capitaine François de Pont« verre, sieur de Terny, brave et intrépide guerrier. Ces gentilshommes, tous * sujets du duc de Savoie, étoient ennemis de la ville de Genève, à laquelle ils <<< firent une infinité de maux, ruinant la campagne et maltraitant ceux qui ap<< portoient des denrées. La nuit du 25 mars 1529 (nommée depuis la nuit des « échelles), ils eurent le projet, au nombre de sept à huit cents, d'escalader la « ville; mais ils échouèrent dans leur entreprise. Ils la renouvelėrent sans succès « en 1550, quoique protégés par l'évêque. La même année leurs châteaux furent << brûlés. » Depuis cette époque il n'est plus question des gentilshommes de la Cuiller. Leur capitaine Pontverre étant entré dans Genève, le 2 janvier 1529, fut reconnu, poursuivi, et se cacha dans un hôpital, sous un lit. Forcé d'en sortir pour se défendre, il fut tué. Voyez Histoire de Genève, édition de 4750, in-4°, tome 1, pages 190 et suivantes. si bon théologien; et son vin de Frangi, qui me parut excellent, argumentoit si victorieusement pour lui, que j'aurois rougi de fermer la bouche à un si bon hôte. Je cédois donc, ou du moins je ne résistois pas en face. A voir les ménagements dont j'usois, on m'auroit cru faux. On se fût trompé; je n'étois qu'honnête, cela est certain. La flatterie, ou plutôt la condescendance, n'est pas toujours un vice, elle est plus souvent une vertu, surtout dans les jeunes gens. La bonté avec laquelle un homme nous traite nous attache à lui: ce n'est pas pour l'abuser qu'on lui cède, c'est pour ne pas l'attrister, pour ne pas lui rendre le mal pour le bien. Quel intérêt avoit M. de Pontverre à m'accueillir, à me bien traiter, à vouloir me convaincre? nul autre que le mien propre. Mon jeune cœur se disoit cela. J'étois touché de reconnoissance et de respect pour le bon prêtre. Je sentois ma supériorité, je ne voulois pas l'en accabler pour prix de son hospitalité. Il n'y avoit point de motif hypocrite à cette conduite : je ne songeois point à changer de religion; et, bien loin de me familiariser si vite avec cette idée, je ne l'envisageois qu'avec une horreur qui devoit l'écarter de moi pour longtemps: je voulois seulement ne point fâcher ceux qui me caressoient dans cette vue; je voulois cultiver leur bienveillance, et leur laisser l'espoir du succès, en paroissant moins armé que je ne l'étois en effet. Ma faute en cela ressembloit à la coquetterie des honnêtes femmes, qui quelquefois, pour parvenir à leurs fins, savent, sans rien permettre ni rien promettre, faire espérer plus qu'elles ne veulent tenir. La raison, la pitié, l'amour de l'ordre, exigeoient assurément que, loin de se prêter à ma folie, on m'éloignàt de ma perte où je courois, en me renvoyant dans ma famille. C'est là ce qu'auroit fait ou tâché de faire tout homme vraiment vertueux. Mais quoique M. de Pontverre fût un bon homme, ce n'étoit assurément pas un homme vertueux; au contraire, c'étoit un dévot qui ne connoissoit d'autre vertu que d'adorer les images et de dire le rosaire; une espèce de missionnaire qui n'imaginoit rien de mieux, pour le bien de la foi, que de faire des libelles contre les ministres de Genève. Loin de penser à me renvoyer chez moi, il profita du desir que j'avois de m'en éloigner, pour me mettre hors d'état d'y retourner quand même il m'en prendroit envie. Il y avoit tout à parier qu'il m'envoyoit périr de misère ou devenir un vaurien. Ce n'étoit point là ce qu'il voyoit : il voyoit une ame ôtée à l'hérésie et rendue à l'Église.. Honnête homme ou vaurien, qu'importoit cela pourvu que j'allasse à la messe? Il ne faut pas croire, au reste, que cette façon de penser soit particulière aux catholiques; elle est celle de toute religion dogmatique où l'on fait l'essentiel non de faire, mais de croire. Dieu vous appelle, me dit M. de Pontverre : allez à Annecy; vous y trouverez une bonne dame bien charitable, que les bienfaits du roi mettent en état de retirer d'autres ames de l'erreur dont elle est sortie elle-même. Il s'agissoit de madame de Warens, nouvelle convertie, que les prêtres forçoient en effet de partager, avec la canaille qui venoit vendre sa foi, une pension de deux mille francs que lui donnoit le roi de Sardaigne. Je me sentois fort humilié d'avoir besoin d'une bonne dame bien charitable. J'aimois fort qu'on me donnât mon nécessaire, mais non pas qu'on me fit la charité; et une dévote n'étoit pas pour moi fort attirante. Toutefois, pressé par M. de Pontverre, par la faim qui me talonnoit, bien aise aussi de faire un voyage et d'avoir un but, je prends mon parti, quoique avec peine, et je pars pour Annecy. J'y pouvois être aisément en un jour; mais je ne me pressois pas, j'en mis trois. Je ne voyois pas un château à droite ou à gauche sans aller chercher l'aventure que j'étois sûr qui m'y attendoit. Je n'osois entrer dans le château ni heurter, car j'étois fort timide, mais je chantois sous la fenêtre qui avoit le plus d'apparence, fort surpris, après m'être longtemps époumoné, de ne voir paroître ni dames ni demoiselles qu'attirât la beauté de ma voix ou le sel de mes chansons, vu que j'en savois d'admirables que mes camarades m'avoient apprises, et que je chantois admirablement. J'arrive enfin : je vois madame de Warens. Cette époque de ma vie a décidé de mon caractère; je ne puis me résoudre à la passer légèrement. J'étois au milieu de ma seizième année. Sans être ce qu'on appelle un beau garçon, j'étois bien pris dans ma petite taille; j'avois un joli pied, une jambe fine, l'air dégagé, la physionomie animée, la bouche mignonne', les sourcils et les cheveux noirs, les yeux petits et même enfoncés, mais qui lançoient avec force le feu dont mon sang étoit embrasé. Malheureusement je ne savois rien de tout cela, et de ma vie il ne m'est arrivé de songer à ma figure que lorsqu'il n'étoit plus temps d'en tirer parti. Ainsi j'avois avec la timidité de mon âge celle d'un naturel très aimant, toujours troublé par la crainte de déplaire. D'ailleurs, quoique j'eusse l'esprit assez orné, n'ayant jamais vu le monde, je manquois totalement de manières; et mes connoissances, loin d'y suppléer, ne servoient qu'à m'intimider davantage en me faisant sentir combien j'en manquois. Craignant donc que mon abord ne prévînt pas en ma faveur, je pris autrement mes avantages, et je fis une belle lettre en style d'orateur, où, cousant des phrases de livres avec des locutions d'apprenti, je déployois toute mon éloquence pour capter la bienveillance de madame de Warens. J'enfermai la lettre de M. de Pontverre dans la mienne, et je partis pour cette terrible audience. Je ne trouvai point madame de Warens; on me dit qu'elle venoit de sortir pour aller à l'église. C'étoit le jour des Rameaux de l'année 1728*. Je cours pour la suivre : je la vois, je l'atteins, je lui parle..... Je dois me souvenir du lieu, je l'ai souvent depuis mouillé de mes larmes et couvert de mes baisers. Que ne puis-je entourer d'un balustre d'or cette heureuse place! que n'y puis-je attirer les hommages de toute la terre! Quiconque aime à honorer les monuments du salut des hommes n'en devroit approcher qu'à genoux. C'étoit un passage derrière sa maison, entre un ruisseau à main droite qui la séparoit du jardin, et le mur de la cour à gauche, conduisant par une fausse porte à l'église des cordeliers. |