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sure aux désirs impatients des novateurs. Elle considérera donc, dans le calme de sa sagesse, les besoins du temps, non moins exigeants aujourd'hui qu'ils ne l'étaient autrefois, et, par des concessions successives, qui rectifieront l'orthographe française, elle assurera de plus en plus à notre langue son universalité.

APPENDICE A.

LES DICTIONNAIRES FRANÇAIS ANTÉRIEURS A CELUI DE
L'ACADÉMIE DE 1694.

Depuis l'origine de l'Académie on ne cesse de parler de l'usage en fait d'orthographe, et d'invoquer son autorité devant laquelle tout s'incline. Mais quel est-il, cet usage? à quelle époque doit-on le faire remonter? à quel instant le reconnaître et le sanctionner? L'usage, pris à un moment donné, est-il identique d'un siècle à l'autre? L'usage de Vaugelas est-il le même que celui de Robert Estienne, et celui de Robert est-il le même que celui de Clément Marot et, si l'on veut remonter plus haut, d'Alain Chartier ou de Christine de Pisan? Enfin l'usage de d'Olivet est-il celui de Regnier des Marais, et l'Académie en 1835 s'est-elle conformée à l'usage de 1740?

Non sans doute. Ce n'est pas à tel moment précis que l'usage doit être recherché, mais dans l'ensemble du développement de la langue, en suivant autant que possible un même mot depuis le moment où la lexicographie en a consacré l'emploi. C'est dans les glossaires, les dictionnaires surtout, que l'on doit en recueillir les formes, car si le copiste, l'écrivain lui-même, se livre dans son manuscrit à son caprice ou à sa manière habituelle d'écrire, il n'en est pas de même du rédacteur ou de l'éditeur d'un lexique, qui doit enregistrer l'usage le plus généralement adopté et le plus autorisé par les érudits contemporains.

Mais un obstacle se rencontrait tout d'abord dans l'exécution de cette recherche : les lexiques français anciens sont aujourd'hui tellement rares qu'il serait bien difficile d'en former la série complète depuis leur naissance jusqu'à la fin du XVIIe siècle. L'ouvrage le plus ancien et le plus important pour l'histoire de la

langue française et les origines de son orthographe, est le Dictionnaire latin-français, encore inédit, commencé en 1420 et terminé en 1440 par Firmin LE VER (Firminus VERRIS), prieur des Chartreux de Saint-Honoré lez Abbeville, et écrit tout entier de sa main. Ce manuscrit, inconnu à Du Cange et qui lui eût été si utile, est un in-folio sur vélin, de 942 pages à deux colonnes et de 86 lignes à la page, contenant environ 30,000 mots latins en usage au commencement du xve siècle, avec leurs correspondants français, leur synonymie, leur interprétation soit en latin, soit en français. Ce grand travail, auquel toute la communauté de Saint-Honoré a dû collaborer avec son prieur, commence ainsi :

« Incipit Dictionarius a Catholicon et Hugutione atque a Papia « et Britone extractus atque a pluribus aliis libris gramaticalibus compilatus et hoc secundum ordinem alphabeti. »>

A la fin avant la grammaire: «Explicit liber iste quj proprie nominari debet dictionarius, quia omnes dictiones, seu significa«tiones, quas in Catholicon et Vgutione, atque in Papia, et Bri<< tone, et eciam in pluribus aliis libris gramaticalibus repperire «< potui ego, Firminus Verris, de villa Abbatisuille, in Pontiuo, << Ambianensis diocesis oriundus, religiosus professus ac huius « domus Beati Honorati prope dictam villam Abbatisuille, Cartu<<< siensis ordinis, prior indignus, per viginti annorum curricula et « amplius, cum maxima pena et labore insimul congregaui, com<< pilaui et conscripsi.

« Vnde infinitas Deo patri jam refero gratias qui per coëternum « filium suum, in spiritus sancti gratia, nostrum librum sic compilatum cum maximo labore et pena ad finem tamen usque « compleuit.

« Qui dictus dictionarius anno dñi millesimo cccc° quadragesimo « (1440) mensis aprilis die ultimo completus fuit et finitus.

« Pro quibus laboribus ego supradictus hujus operis compilator « vos obsecro omnes in visceribus caritatis quicumque in libro isto studere volueritis ad Christi laudem et gloriam michi ex « diuina gratia rependatis.

« Quatinus pro salute anime mee Salutationem beate Marie « semper virginis dicere vos velitis. Quatinus vestris oracionibus «<et precibus adjutus omniumque meorum percepta venia pecca«torum una vobiscum ad eterna valeam peruenire gaudia. Ubi « jam reuelata facie illa vera et coeterna perfruamur sapientia «< cum patre et spiritu sancto per infinita secula. Amen. Amen.

« Cest liure est et appartient [aux chartreux pres dabbeuille (1)] << en pontieu de leuesquiet damiens. Qui lara le rende. Explicit. »

Je n'insisterai pas sur l'intérêt que ce beau manuscrit, d'une écriture soignée et très-lisible, présente pour l'histoire de notre langue, dont il offre le tableau complet à une époque bien déterminée, et non cette promiscuité des temps et des lieux inévitable dans les glossaires actuels du vieux français. Il est facile, en le parcourant, d'apprécier quel était l'état de l'idiome << gaulois >> sous le règne de Charles VII, pendant la période de l'invasion étrangère, si funeste aux études et aux lettres. Le soin apporté par l'auteur au classement des mots, soin que je n'ai pu constater dans aucun des glossaires manuscrits que j'ai vus, la justesse des synonymies et des définitions, en font une œuvre à part, un corpus général de notre vieux langage en même temps que du latin, à l'époque qui précède immédiatement celle où les érudits de la Renaissance allaient, non plus seulement introduire dans le français une couche nouvelle de mots de forme latine, mais le replonger vivant dans le moule du latin littéraire de Cicéron et de Virgile, en substituant un calque romain à la forme propre au vieux langage français et conforme à ses procédés phoniques.

Sous plusieurs rapports le Dictionnaire latin-français de Le Ver jette un nouveau jour sur l'état de l'écriture et de la prononciation au commencement du xv° siècle. On y voit combien l'orthographe des mots latins s'était déjà simplifiée et se rapprochait de la simplicité de forme figurative de la prononciation. On y lit ainsi écrite cette série de mots: antilesis, antrax, antropofagi, antropoformita, antropos sans ph; tous ces mots sont expliqués en latin, le mot français pour le traduire ne faisant pas encore partie de notre langue; mais on voit ainsi écrits et traduits les mots : IDRA, idre; IDROPICIA, idropisie, IDROPICUS, idropiques ; IDROMANCIA, devinemens par les eaux; IPOTECA, ipoteque; IPOTECARIUS Ou APOTECARIUS, apoticaire; ANTECRISTUS, antecrist; TIRANNUS, tirans ; LIRA, lire; MISTERIUM, mistere; MARTIRIUM, martire, etc.

Ces explications des mots latins encore privés de correspondants français sont quelquefois curieuses et instructives pour nous refléter les idées de l'auteur et de son temps. Je lis aux mots Theatrum, Comedia, Tragedia.

« THÉATRUM. A theoro, ras, quod est videre: dicitur hoc

(1) Ce passage a été gratté dans le xvIe siècle.

« THÉATRUM, tri, pe (nultima) cor (ripitur). I. Spectaculum ubicumque fiat. s (eu) locus in quo omnis populus aspiciat ludos. scilicet locus in civitatibus ubi exercentur joca et ludi. Id. Ubi decollabantur rei. Id. Plache commune où on fait les jeux ou quarrefour (1).

« THEATRUM, atri, etiam dicitur Prostibulum. siue Lupanar quo post ludos exactos meretrices ibi prostituerentur. Id. bordel. Unde « THEATRALIS, is, trale, ad theatrum pertinens. Id. de quarrefour ou de bordel.

« THEÁTRICUS, ca, cum. Idem. I. de bordel. Ut dicitur mulier theatrica. I. Bordeliere. »

« COMÉDIA, die. I. Villanus cantus. s (eu) villana laus. quia tractat de rebus rusticauis. comme chansons de Jeus de personnages (2).

COMÉDUS, da, um. pe(nultima) pd' (producitur). qui comediam describit. seu facit seu dicit comediam.

« COMÉDICUS, ca, cum. I. ad comediam seu ad comedendum pertinens. Seu delectabilis.

« COMÉDICE. Adv. I. delectabiliter. »

« TRAGEDIA. Oda quod est cantus. seu laus. componitur cum tragos quod est hircus. Et dicitur hec

"TRAGEDIA, die. pen. prod. I. Carmen luctuosum quod incipit a leticia et finit in tristicia. Cui contraria est comedia. quia incipit a tristicia et finit in leticia. Unde

« TRAGEDIA. dicitur de crudelissimis rebus. sicut qui patrem seu matrem occidit. seu comedit filium et e converso s. hujus modi. Unde et tragedo dabatur hircus animal fetidum. Ad fetorem materie designandum.

« TRAGÉDUS, da, dum. ad tragediam pertinens.

« TRAGEDUS, di. tragedie scriptor. seu cantor.

« TRAGÉDICUS, ca. cum. I. luctuosus. Funestus.»

Il est remarquable que la plupart de ces mots relatifs au théâtre, si usités au siècle suivant, manquent complétement au français en 1440.

(1) Je lis dans l'article si remarquable de M. Sainte-Beuve sur Joach. du Bellay (p. 210 du Journal des Savants, avril 1867): « On doit rendre justice aux efforts de quelques poëtes de la Pléiade pour instituer une comédie qui ne fút pas celle des carrefours. »

(2) Li Jeu de Marion; le Jeu de la Sainte Hostie; lê Jeu du Prince des Sotz, par Gringore. Tel était le nom donné aux comédies d'alors.

Une autre instruction ressort encore de l'examen des mots français contenus dans ce vaste répertoire. La trace des cas figurés conformément à la grammaire romane se rencontre à chaque instant, bien qu'à l'époque où il a été commencé (1420), ils eussent disparu de la plupart des manuscrits depuis près d'un siècle. Le Ver écrit premiertes de PRIMITAS, commenchemens au singulier, PRINCEPS est traduit par prinches. PRIORATUS devient prioreit, priorle: dignetes ou offiche de prieur. PRIORITAS, premiertes. Il en est de même pour le participe passé: ratificatus donne acceptes. INUTILIS donne nient profitables; ABSTINENS, abstinens, sobres; ABSTINENTIA, abstinence, sobriétés; ABRENUNTIATIO, renoiemens; ADEMPLETUS, accomplis, parfait. Il y a cependant des incertitudes: REBELLIS fournit rebelle et rebelles. La plupart des mots très-usités, comme roy, fil (filius), foy (fides), ne prennent pas l's caractéristique du nominatif latin ou subjectif roman (1).

J'ai fait pour les huit premières colonnes du B le relevé des mots latins du Dictionnaire de Le Ver qui manquent complétement aux glossaires latins et à Du Cange lui-même: sur 210 mots, 32 sont inconnus aux lexicographes, c'est-à-dire que près d'un sixième de ce dictionnaire est nouveau ou inédit.

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(1) On sait que la langue d'oil conserva à l'origine le système des cas de la déclinaison latine seulement elle le simplifia en réduisant à deux seulement les six cas du latin. Le premier fut le signe du sujet : on l'a appelé en conséquence cas-sujet, on mieux subjectif. Le second servit pour les compléments de toute espèce, d'où lui vient le nom de cas-régime ou complétif. J'expliquerai, à l'appendice D, en donnant l'analyse des travaux récents sur la grammaire du vieux français dans leur rapport avec notre orthographe, le mécanisme de ces deux cas je me bornerai à noter ici que généralement le subjectif roman au singulier conservait l's finale là où il y avait s ou x dans le primitif latin au singulier.

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