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Il est un domaine où ce jugement par mode d'inclination a sa place naturelle et normale : c'est le domaine de la connaissance pratique du singulier. Là où l'intelligence n'a plus à contempler les raisons universelles des choses, mais à diriger les actes humains, à travailler par conséquent sur une matière de soi contingente et singulière, ce n'est plus par rapport à l'être, et parce qu'elle est conforme ou non conforme à la chose, c'est par rapport à la direction de nos actes, et parce qu'elle est conforme ou non conforme au droit vouloir, qu'elle est vraie ou fausse 1. Ainsi, parce que les fins sont dans l'ordre pratique comme les principes dans l'ordre spéculatif, la prudence suppose les vertus morales-et même, pour être parfaite vertu, la charité qui, nous faisant vouloir droitement nos fins singulières et concrètes, mettent seules notre raison en état de rechercher, de juger et d'impérer convenablement les moyens 2. Ici donc, il est bien vrai qu'on ne peut acquérir une infaillible maîtrise à bien juger « sans devenir bon, et sans être dans l'ordre circa finem » (269).

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Et comment, dès lors, l'inclination elle-même des ver- . tus qui perfectionnent l'appétit vertus morales, comme vertus théologales d'espérance et de charité n'interviendrait-elle pas aussi bien que la considération des raisons intelligibles pour assurer la rectitude des jugements portés ainsi par la raison pratique? Si le vertueux, selon le mot d'Aristote, est la mesure des actes humains, précisément parce qu'il en juge selon l'inclination de la vertu qui est en lui, on doit bien avouer que, dans le cours ordinaire de la vie humaine et chez le plus grand nombre des hommes, qui ne sont, et il ne faut s'en plaindre, ni des intellectuels ni des savants, le jugement par mode d'inclination, par instinct de vertu, est appelé de fait à tenir une place considérable

1. Cf. Sum. theol., I-II, 57, 5, et le commentaire de CAJETAN, 2. I-II, 57, 4 58, 5; 65, 1 et 2 ; II-II, 51, 3.

dans la saine direction de nos actes. Autant il est nécessaire de fortifier par une vraie instruction de l'âme, autant il est dangereux de remplacer par une demiscience morale cet instinct de la vertu ; il nous est loisible d'apprécier à ce point de vue les bienfaits de l'instruction populaire telle que l'entend le monde moderne...

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Dans ce domaine de la connaissance pratique du singulier, on doit donc accorder beaucoup à M. Blondel. Oui, dans ce domaine, on peut bien dire que l'action << rapporte à la conscience d'où elle procède les enseignements, les redressements, les démentis, les suggestions, les enrichissements sans lesquels l'intelligence tournerait à vide », et qu'« avec le genre de lumière, de précision, de discernement, de circonspection, d'obligations qu'elle comporte, elle est le milieu solide et élucidable où nous pouvons apprendre ce que nous avons à savoir »>, non pas de la réalité même, comme continue M. Blondel (265), mais de la direction des actes humains, de cette réalité particulière qu'est la conduite des choses humaines. Ici, il est bien vrai que l'expérience morale joue un rôle absolument capital; à tel point que, dans bien des déterminations particulières de la conduite humaine, il faut « tenir compte du jugement des vieillards et des hommes d'expérience, et des opinions et assertions indémontrables des prudents, non moins que des démonstrations >> rationnelles 1 ; in quantum scilicet statim vident, quid congruentius sit particulariter determinandum 2. Įci, de même, il est vrai que pâtir et aimer sont le plus sûr moyen de connaître, et sympathiser à autrui le meilleur secret pour voir clair en lui. Car si l'amour a les yeux bandés, il sait voir à travers le bandeau.

13. Mais il est inouï qu'un philosophe confonde ce domaine de la connaissance pratique du singulier avec

1. ARISTOTE, Eth., VI, 11, 1143 b 11-14.

2. Sum. theol., I-II, 95, 2, ad 4.

le domaine de la philosophie, la manière dont une mère connaît son enfant parce qu'elle l'aime, ou dont un ami connaît son ami pour avoir «< assez souffert de lui » (261), ou dont le chaste connaît la chasteté par l'inclination de sa vertu, avec la manière dont l'intelligence parvenue à la perfection normale de son développement connaît la distinction de Dieu et du monde, ou l'immortalité de l'âme humaine, ou les premiers principes de la moralité.

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Là, dans le domaine des vérités spéculatives, des vérités qui concernent, non un acte à diriger ou une œuvre à faire, mais une chose à connaître, tant qu'il s'agit d'une connaissance d'ordre naturel, proportionnée de soi au pouvoir d'un esprit créé, le jugement par mode d'inclination ou de connaturalité affective, si on lui demande plus que de faciliter les convictions du sens commun (dont le jeu spontané de la raison fait du reste la force essentielle), si l'on veut faire de lui un instrument philosophique, un organe de l'intelligence en quête de sagesse, apparaît tous les principes rappelés tout à l'heure imposent clairement cette conclusion comme un mode de connaissance essentiellement imparfait et déficient, essentiellement incapable de rendre raison de ce qu'il affirme, essentiellement inférieur à la science; cherche-t-on la mesure de ce que peut donner en réalité ce mode de pènser, on n'a qu'à songer à la philosophie du Vicaire savoyard, c'en est bien le type à peu près pur; je ne crois pas qu'il puisse jamais aller beaucoup plus loin, et qu'il puisse jamais, par exemple, faire distinguer vraiment Dieu d'une vague nature et bonté immanente aux choses. [En effet la nature divine étant infiniment au-dessus de toute nature créée, Dieu, en d'autres termes, étant en lui-même le Surnaturel substantiel, il est impossible par définition d'être connaturalisé à Dieu, et donc d'avoir de lui une connaissance par connaturalité proprement dite, sinon dans l'ordre surnaturel, par la grâce, qui nous rend

participants de la nature divine. Toute créature, il est vrai, tend par un amour naturel inné à aimer Dieu plus qu'elle-même, alioquin sequeretur, quod naturalis dilectio esset perversa, et quod non perficeretur per caritatem, sed destrueretur 1; rien n'est plus profond que cette inclination innée, qui est en nous notre volonté même, et qui subsiste toujours même chez le pécheur et jusque chez les démons. Et en vertu de cette inclination foncière, par là même que nous désirons nécessairement le souverain bonheur et que nous nous sentons faits pour lui, il y a bien en nous comme une connaissance naturelle de Dieu par mode d'inclination affective. Mais c'est en tant qu'il est le bien commun de toute la création, non en tant que son essence est distincte de toute autre 2, que Dieu est aimé de la sorte; de soi, la connaissance qui va avec cet amour n'atteint donc Dieu que sub quadam confusione, in aliquo communi; et, comme le remarque saint Thomas 3, atteindre ainsi Dieu n'est pas le discerner de ce qui n'est pas lui, n'est pas proprement connaître Dieu. Nous tenons là la raison profonde

1. Sum. theol., I, q. 60, a. 5.

2. Cf. ibid., ad 5.

3. Sum. theol., I, 2, 1, ad 1.

4. L'amour naturel de Dieu connu dans ses perfections par la connaissance naturelle d'analogie, -même à supposer qu'il soit capable de faire aimer Dieu par-dessus tout (ce qui n'eût été possible que dans l'état de nature intègre ou de nature pure,) est radicalement incapable de connaturaliser l'âme à Dieu, de lui faire atteindre Dieu habitant comme dans son temple au plus intime d'elle-même et se donnant à elle pour qu'elle jouisse de lui (présence propre à la grâce), et de provoquer par suite une contemplation mystique naturelle, une connaissance naturelle de Dieu par connaturalité; il ne saurait produire qu'une complaisance affective en l'objet rationnellement connu. Une contemplation mystique naturelle est une contradiction dans les termes. (Cf. Jean de Saint-Thomas sur l'inhabitation des personnes divines, Curs. Theol., t. II, disp. 8, a. 6, et t. IV, disp. 17, a. 2 et 3.)

Le jugement par mode d'inclination affective peut cependant jouer un rôle important dans le domaine naturel, non pas pour faire connaître Dieu, mais pour orienter l'âme vers un ordre spirituel obscurément pressenti (ce qui se réfère encore, en somme, à la fonction pratique dont il est question dans le paragraphe précédent). Les vertus morales,- ou même déjà l'ébau

pour laquelle le Vicaire savoyard, et en général tous ceux qui prétendent n'atteindre que par le cœur à une connaissance naturelle de Dieu, glissent fatalement vers le panthéisme.

Dieu sensible au cœur », dit-on parfois en invoquant Pascal. Quel contresens ! C'est précisément pour opposer la connaissance de Dieu procurée par la grâce à la connaissance naturelle de Dieu procurée par la raison que Pascal a prononcé ce mot : « Voilà ce que c'est que la foi, Dieu sensible au cœur, non à la raison. » Certes, on trouve dans l'ordre moral et dans les aspira

sans

che naturelle des vertus morales en nous, - créent en effet dans l'âme une certaine affinité avec un tel ordre, une sympathie aveugle avec l'esprit » ou le « divin» au sens le plus indéterminé de ces vocables; et celle-ci peut par exemple, entre autres effets, tenir éveillée l'inquiétude du suprasensible », pour cela fournir à elle seule aucun moyen de discerner la vérité, et intervenir dans beaucoup de ces phénomènes religieux, fourmillant par ailleurs des plus étranges incongruités rationnelles, que William James s'est plu à étudier. «Si dépourvu que je sois du sentiment intime de Dieu (Gottesbewusstsein) au sens le plus intime et le plus fort, écrivait-il lui-même à James Henry Leuba (17 avril 1904, Correspond., trad. franç., Paris, 1924, p. 256), il y a pourtant quelque chose en moi qui répond quand j'entends de ce côté-là des voix étrangères. Ce qu'il constatait ainsi en lui-même, comme « résistant à toute critique purement athée », bien que sans fondement rationnel apparent, et qu'il appelait son germe mystique », pouvait sans doute relever tout simplement de l'instinct rationnel du sens commun, et aussi de ferments chrétiens travaillant en lui malgré lui, et de quelque invisible sollicitation de la grâce. Toutefois nous y voyons surtout une secrète postulation ou inclination des vertus morales elles-mêmes.

Mais si l'on prétend faire du jugement par mode d'affinité affective un moyen de savoir, un instrument pour philosopher, ou pour remplacer la philosophie, on n'a plus en mains qu'un instrument infra-rationnel absolument inadéquat.Tout ce qu'il peut alors fournir de mieux, c'est, comme nous le disons plus haut, une philosophie à la Jean-Jacques, fondée sur l'aspiration naturelle à la Bonté, ou encore une philosophie à la William James, fondée sur les convenances immédiates de l'effort humain et des bonnes dispositions morales. De telles philosophies, cela n'est que trop manifeste, sont sans aucune défense contre les pires erreurs concernant le monde, l'esprit et la Cause première, en particulier contre le panthéisme, fût-il, comme chez James, doublé de pluralisme, (Voy, plus loin chap. VIII.)

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