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Nous courons sans souci dans le précipice, après

que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir.

CHAPITRE II.

[Grandeur et misère de l'homme. - Contradictions étonnantes de

sa nature.]

I.

Disproportion de l'homme 1. - Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté; qu'il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent; qu'il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers; que la terre lui paraisse comme un point, au prix du vaste tour que cet astre décrit; et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'un point très-délicat à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre: elle se lassera plus tôt de concevoir que la nature de fournir. Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature 1. Nulle idée n'en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au delà des espaces imaginables: nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part 2. Enfin c'est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.

1 VAR. DU MS.: Incapacité. En tête de ce paragraphe, on lit dans le ms. le passage suivant barré par Pascal : « Voilà où nous mènent les connaissances naturelles. Si celles-là ne sont véritables, il n'y a point de vérité dans l'homme; et si elles le sont, il y trouve un grand sujet d'humiliation, forcé à s'abaisser d'une ou d'autre manière; et puisqu'il ne peut subsister sans les croire, je souhaite avant que d'entrer dans de plus grandes recherches de la nature, qu'il la considère une fois sérieusement et à loisir, qu'il se regarde aussi soi-même et juge s'il a quelque proportion avec elle par la comparaison qu'il fera de ces deux objets. >>>

2 VAR. DU MS.: Que le vaste tour qu'elle décrit lui fasse regarder la terre comme un point. En effaçant cette phrase, dit M. Faugère, Pascal a-t-il voulu ne pas exprimer d'opinion sur le système de Copernic et de Galilée? Cela est certain, et «cet astre» se rapporte au soleil et non à la terre.

Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui est; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature; et que, de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini? Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il

1 VAR. DU MS.: N'est qu'un atome dans l'immensité. SECONDE VAR.: N'est qu'un atome dans l'amplitude.

2 Cette comparaison célèbre n'appartient point à Pascal. Elle se trouve dans Rabelais, dans Gerson, dans saint Bonaventure et dans Vincent de Beauvais. M. Havet, dans une note savante, en a recherché l'origine, et l'indication la plus ancienne qu'il ait rencontrée est celle de Vincent de Beauvais, qui l'attribue à Empedocle, d'après le moine Hélinand, poëte et chroniqueur du douzième siècle. Nous ne pouvons pas savoir, le texte d'Hélinand étant perdu, sur quelle autorité lui-même avait attribué cette définition à Empédocle dont le poëme sur la nature n'existait plus depuis longtemps. Mais tout indique qu'il se conservait au moyen âge, sous forme latine, un recueil de pensées des philosophes de l'antiquité, recueil d'origine antique, où ont été puisées beaucoup de traditions dont on ne retrouve plus maintenant la source.

recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours; il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non-seulement l'univers visible, mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature, dans l'enceinte de ce raccourci d'atome 1. Qu'il y voie une infinité d'univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné; et trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos, qu'il se perde dans ces merveilles,

On lit dans les éditions atome imperceptible, au lieu de raccourci d'atome; et à ce propos, M. Cousin dit dans son Rapport, page 126 : << Combien de fois n'a-t-on pas cité avec admiration cette expression déjà si belle: «dans l'enceinte de cet atôme imperceptible? » Que dire de celle-ci qui est la véritable leçon de Pascal: «dans l'enceinte ▸ de ce raccourci d'abîme? >>>

Cette dernière leçon ne se trouve que dans les deux copies: il y a dans le ms. une expression qui a bien plus d'énergie et surtout de justesse, celle de «raccourci d'atome. » Le mot atome, dont une erreur de copiste à fait abîme, est lisiblement écrit dans le ms. autographe. (P. Faugère.)

aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue; car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l'égard du néant où l'on ne peut arriver?

Qui se considérera de la sorte s'effraiera de soimême, et se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles; et je crois que sa curiosité ce changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption.

Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant: un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable; également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti.

Que fera-t-il donc, sinon d'apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin? Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu'à l'infini. Qui suivra ces étonnantes démarches ? L'auteur de ces merveilles les comprend; tout autre ne le peut faire.

Manque d'avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la

nature, comme s'ils avaient quelque proportion avec elle.

C'est une chose étrange qu'ils ont voulu comprendre les principes des choses, et de là arriver jusqu'à connaître tout, par une présomption aussi infinie que leur objet. Car il est sans doute qu'on ne peut former ce dessein sans une présomption ou sans une capacité infinie, comme la nature.

Quand on est instruit, on comprend que la nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses, elles tiennent presque toutes de sa double infinité. C'est ainsi que nous voyons que toutes les sciences sont infinies en l'étendue de leurs recherches; car qui doute que la géométrie, par exemple, a une infinité d'infinités de propositions à exposer? Elles sont aussi infinies dans la multitude et la délicatesse de leurs principes; car qui ne voit que ceux qu'on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d'eux-mêmes, et qu'ils sont appuyés sur d'autres qui en ayant d'autres pour appui ne souffrent jamais de dernier?

Mais nous faisons des derniers qui paraissent à la raison comme on fait dans les choses matérielles, où nous appelons un point indivisible celui au delà duquel nos sens n'aperçoivent plus rien, quoique divisible infiniment et par sa nature.

De ces deux infinis de sciences, celui de grandeur est bien plus sensible, et c'est pourquoi il est arrivé à peu de personnes de prétendre connaître toutes choses. Je vais parler de tout, disait Démocrite 1.

4 Après l'alinéa qui se termine par: disait Démocrite, on lit dans

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