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Pantalons, des Scaramouches1, sur l'autre, des dieux, des diables, des sorciers. Sur le troisième3, on représente ces pièces immortelles dont la lecture nous faisait tant de plaisir, et d'autres plus nouvelles qui paraissent de temps en temps sur la scène. Plusieurs de ces pièces sont tragiques, mais peu touchantes; et si l'on y trouve quelques sentiments naturels et quelque vrai rapport au cœur humain, elles n'offrent aucune sorte d'instruction sur les mœurs particulières du peuple qu'elles amusent.

L'institution de la tragédie avait, chez ses inventeurs, un fondement de religion qui suffisait pour l'autoriser. D'ailleurs elle offrait aux Grecs un spectacle instructif et agréable dans les malheurs des Perses leurs ennemis, dans les crimes et les folies des rois dont ce peuple s'était délivré. Qu'on représente à Berne, à Zurich, à la Haye, l'ancienne tyrannie de la maison d'Autriche, l'amour de la patrie et de la liberté nous rendra ces pièces intéressantes: mais qu'on me dise de quel usage sont ici les tragédies de Corneille, et ce qu'importe au peuple de Paris, Pompée ou Sertorius. Les tragédies grecques roulaient sur des évènements réels ou réputés tels par les spectateurs, et fondés sur des traditions historiques. Mais que fait une flamme héroïque et pure dans l'âme des grands? Ne dirait-on pas que les combats de l'amour et de la vertu leur donnent souvent de mauvaises nuits, et que le cœur a beaucoup à faire dans les mariages des rois? Juge de la vraisemblance et de l'utilité de tant de pièces, qui roulent toutes sur ce chimérique sujet7.

Quant à la comédie, il est certain qu'elle doit représenter au naturel les mœurs du peuple pour lequel elle est faite, afin qu'il s'y corrige de ses vices et de ses défauts, comme on ôte devant un miroir les taches de son visage. Térence et Plaute se trompèrent dans leur objet; mais avant eux Aristophane et Ménandre avaient exposé aux Athéniens les

1. Le théâtre italien. Arlequin, Pantalon, Scaramouche en sont trois des acteurs traditionnels.

Les troupes du théâtre italien avaient le plus grand succès (on jouait des comédies, parodies). Rousseau avait été chargé à Venise de négociations pour Tengagement de deux actrices italiennes, Coralline et Camille. 9. L'Opéra.

3. La Comédie Française. 5. Au

avee.

5. Allusion à la tragédie des Perses d'Eschyle.

6. Discuter cette affirmation.

7. La discussion du paradoxe de Rousseau serait facile. Une tragédie est-elle destinée à être utile comme l'entend Rousseau? Qu'est-ce que la vraisemblance au théâtre etc.? Mais ces idées ne sont pas personnelles à Rousseau. L'idée de représenter exactement la vie et d'enseigner utilement la vertu avait inspiré la comédie larmoyante de Nivelle de la Chaussée et les drames bourgeois de Diderot.

mœurs athéniennes, et depuis, le seul Molière peignit plus naïvement1 encore celles des Français du siècle dernier à leurs propres yeux. Le tableau a changé ; mais il n'est plus revenu de peintre. Maintenant on copie au théâtre les conversations d'une centaine de maisons de Paris'. Hors de cela, on n'y apprend rien des mœurs des Français. Il y a dans cette grande ville cinq ou six cent mille âmes dont il n'est jamais question sur la scène. Molière osa peindre des bourgeois et des artisans aussi bien que des marquis; Socrate faisait parler des cochers, menuisiers, cordonniers, maçons. Mais les auteurs d'aujourd'hui, qui sont des gens d'un autre air, se croiraient déshonorés s'ils savaient ce qui se passe au comptoir d'un marchand ou dans la boutique d'un ouvrier; il ne leur faut que des interlocuteurs illustres, et ils cherchent dans le rang de leurs personnages l'élévation qu'ils ne peuvent tirer de leur génie3. Les spectateurs euxmêmes sont devenus si délicats, qu'ils craindraient de se compromettre à la comédie comme en visite, et ne daigneraient pas aller voir en représentation des gens de moindre condition qu'eux. Ils sont comme les seuls habitants de la terre; tout le reste n'est rien à leurs yeux. Avoir un carrosse, un suisse, un maître d'hôtel, c'est être comme tout le monde. Pour être comme tout le monde, il faut être comme très peu de gens. Ceux qui vont à pied ne sont pas du monde : ce sont des bourgeois, des hommes du peuple, des gens de l'autre monde, et l'on dirait qu'un carrosse n'est pas tant nécessaire pour se conduire que pour exister. Il y a comme cela une poignée d'impertinents qui ne comptent qu'eux dans tout l'univers, et ne valent guère la peine qu'on les

1. « Naïveté, cette grâce, cette simplicité naturelle avec laquelle une chose est exprimée ou représentée avec vérité ou vraisemblance ». (Dict. de Féraud, 1787). C'est l'ancien sens du mot naïf naturel (latin nativus).

2. Allusion surtout à la comédie délicate et subtile de Marivaux et de ses imitateurs.

3. Le reproche avait été fait bien avant Rousseau et c'est lui qui fit en partie le succès de la comédie larmoyante et du drame bourgeois où les personnages sont constamment de condition moyenne. L'opéra comique en représentant des paysans en sabots (théâtre de Favart et Sedaine) avait lui aussi,

à cette date, contribué au discrédit de la tragédie.

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4. En représentation quand ils sont représentés sur le théatre. 5. La critique des mœurs mondaines et des prétentions des petits maîtres était à cette date tout à fait traditionnelle. On la trouvera par exemple, pour ne parler que d'ouvrages qui furent célébres, dans les Considérations sur les mœurs, ou les Confessions du comte de **. de Duclos (1751, 1741), ou dans le livre de l'Esprit, d'Helvétius (1758).

6. Tant s'employait constamment, au 17° siècle, là où nous nous servons de si: « Tu ne fais pas tant mal ». (CORNEILLE. La Veuve.) Cf.CROUZET... Gr.Fr., § 302.

compte, si ce n'est pour le mal qu'ils font. C'est pour eux uniquement que sont faits les spectacles. Ils s'y montrent à la fois comme représentés au milieu du théâtre et comme représentants aux deux côtés1. Ils sont personnages sur la scène, et comédiens sur les bancs. C'est ainsi que la sphère du monde et des auteurs se rétrécit; c'est ainsi que la scène moderne ne quitte plus son ennuyeuse dignité. On n'y sait plus montrer les hommes qu'en habit doré. Vous diriez que la France n'est peuplée que de comtes et de chevaliers; et plus le peuple y est misérable et gueux, plus le tableau du peuple y est brillant et magnifique. Cela fait qu'en peignant le ridicule des états qui servent d'exemple aux autres, on le répand plutôt que de l'éteindre, et que le peuple, toujours singe et imitateur des riches, va moins au théâtre pour rire de leurs folies que pour les étudier, et devenir encore plus fou qu'eux en les imitant2. Voilà de quoi fut cause Molière lui-même : il corrigea la cour en infectant la ville; et ses ridicules marquis furent le premier modèle des petits-maîtres bourgeois qui leur succédèrent3.

En général, il y a beaucoup de discours et peu d'action sur la scène française, peut-être est-ce qu'en effet le Français parle encore plus qu'il n'agit, ou du moins qu'il donne un bien plus grand prix à ce qu'on dit qu'à ce qu'on fait. Quelqu'un disait, en sortant d'une pièce de Denys le Tyran : «Je n'ai rien vu mais j'ai entendu force paroles3». Voilà ce qu'on peut dire en sortant des pièces françaises. Racine et Corneille, avec tout leur génie, ne sont eux-mêmes que des parleurs; et leur successeur est le premier qui, à l'imitation des Anglais, ait osé mettre quelquefois la scène en représentation. Communément tout se passe en beaux dialo

1. Allusion aux spectateurs assis des deux côtés de la scène. Pour mettre fin à cet abus qui indignait Voltaire, le comte de Lauraguais avait donné 30,000 livres pour indemniser les comédiens, et les bancs de scène avaient été supprimés le 23 avril 1759.

2. Comparer ces idées avec celles qui sont développées dans la Lettre à d'Alembert.

3. C'est un des reproches développés tout au long dans la Lettre à d'Alembert.

4. Les idées de Rousseau sur la tragédie ne lui sont pas personnelles. Voltaire par exemple

(Discours sur la tragédie, à Milord Bolingbroke, - Dissertation sur la tragédie ancienne et moderne, etc.) s'était plaint du manque d'action, de l'abus de la galanterie, etc. L'accent seul du morceau, l'ironie dédaigneuse et sans appel, porte la marque de Rousseau.

5. Plutarque: Comment il faut ouir les poètes (chap. vII).

6. Voltaire. — On venait par exemple de représenter (3 sept. 1760) la tragédie de Tancrède où Fon voit l'entrée d'un champ clos pour un duel judiciaire avec des boucliers suspendus, des armoiries et des devises, etc.

gues bien agencés, bien ronflants, où l'on voit d'abord que le premier soin de chaque interlocuteur est toujours celui de briller. Presque tout s'énonce en maximes générales. Quelque agités qu'ils puissent être, ils songent toujours plus au public qu'à eux-mêmes; une sentence leur coûte moins qu'un sentiment; les pièces de Racine et de Molière1 exceptées, le je est presque aussi scrupuleusement banni de la scène française que des écrits de Port-Royal, et les passions humaines, aussi modestes, que l'humilité chrétienne, n'y parlent jamais que par on. Il y a encore une certaine dignité maniérée dans le geste et dans le propos qui ne permet jamais à la passion de parler exactement son lanlangage2 ni à l'auteur de revêtir son personnage et de se transporter au lieu de la scène, mais le tient toujours en chaîné sur le théâtre et sous les yeux des spectateurs. Aussi les situations les plus vives ne lui font-elles jamais oublier un bel arrangement de phrases ni des attitudes élégantes; et si le désespoir lui plonge un poignard dans le cœur, non content d'observer la décence en tombant comme Polyxène 3, il ne tombe point; la décence le maintien debout après sa mort, et tous ceux qui viennent d'expirer s'en retournent l'instant d'après sur leurs jambes.

Tout cela vient de ce que le Français ne cherche point sur la scène le naturel et l'illusion, et n'y veut que de l'esprit et des pensées; il fait cas de l'agrément et non de l'imitation, et ne se soucie pas d'être séduit, pourvu qu'on l'amuse1. Personne ne va au spectacle pour le plaisir du spectacle, mais pour voir l'assemblée, pour en être vu, pour ramasser de quoi fournir au caquet après la pièce; et l'on ne songe à ce qu'on voit que pour savoir ce qu'on en dira. L'acteur pour eux est toujours l'acteur, jamais le personnage qu'il représente. Cet homme qui parle en maître du monde n'est point Auguste, c'est Baron; la veuve de Pompée est

I. Il ne faut point associer en ceci Molière à Racine; car le premier est, comme tous les autres, plein de maximes et de sentences, surtout dans ses pièces en vers: mais chez Racine, tout est sentiment; il a su faire parler chacun pour soi, et c'est en cela qu'il est vraiment unique parmi les auteurs dramatiques de sa nation. (Note de Rousseau.)

2. Il s'agit surtout ici de la question du « style noble », accepté sans conteste au début du 18° siècle aussi bien par Boileau que par La Motte, mais qui

commençait à être discuté. Par exemple, un auteur de poème descriptif, en 1758, réclame le droit de parler d'arrosoir, de fumier (Gouges de Cessières). Même protestation dans le Mercure de France, la même année. Après 1765, les partisans de la liberté du style se multiplieront. 3. Polyxène, petite fille de Priam, immoléé par Neoptolème sur le tombeau d'Achille, après la prise de Troie.

4. Mèmes critiques dans le livre de l'Esprit d'Helvétius (1758).

Adrienne 1; Alzire est M" Gaussin; et ce fier sauvage est Grandval. Les comédiens, de leur côté, négligent entièrement l'illusion, dont ils voient que personne ne se soucie. Ils placent les héros de l'antiquité entre six rangs de jeunes Parisiens; ils calquent les modes françaises sur l'habit romain; on voit Cornélie en pleurs avec deux doigts de rouge, Caton poudré à blanc, et Brutus en panier3. Tout cela ne choque personne, et ne fait rien au succès des pièces comme on ne voit que l'acteur dans le personnage, on ne voit non plus que l'auteur dans le drame : et si le costume est négligé, cela se pardonne aisément : car on sait bien que Corneille n'était pas tailleur, ni Crébillon perruquier1.

Maladie de Julie ".

[Pendant que Saint-Preux est à Paris le drame s'est brusquement précipité. Mi d'Etange a découvert le secret des amours de sa fille. Pour éviter une catastrophe, elle a fait demander à Saint-Preux de renoncer pour toujours Julie. Saint-Preux a consenti pour le repos de celle qu'il aime. Mm d'Etange meurt sur ces entrefaites et M. d'Etange, informé par sa fille qu'elle aime Saint-Preux et qu'elle a promis de n'être qu'à lui, somme le jeune homme de la dégager de sa promesse. Saint-Preux rend à Julie sa parole. Mais tant d'émotions l'ont épuisée. Elle tombe malade de la petite vérole. Saint-Preux informé du danger accourt,

1. Adrienne Lecouvreur. Tous ces noms sont ceux de comédiens célèbres à cette date.

2. Alzire, tragédie de Voltaire; le sauvage est l'indien Zamore, héros de la pièce.

3. Le panier était un jupon bouffant garni de baleines. Les acteurs, dans les rôles nobles, en portaient qui arrivaient jusqu'aux genoux.

La question de la vérité du costume était également à l'ordre du jour. Les costumes de l'opéra-comique et de la comédie italienne se transforment et cessent peu a peu de justifier les critiques de Rousseau, à partir de 1752 et 1754. Pour la tragédie, Mile Clairon s'habilla pour la première fois « sans panier, les bras demi-nus et dans la vérité du costume oriental » pour le rôle de Roxane (de Bajazet).

Dans l'Electre de Crébillon elle parut en habit d'esclave, échevelée, chargée de chaînes. Elle eut le plus grand succès (Voir les Mémoires de Marmontel). Lekain l'imita. Pourtant, vers 1775, il réprésentait encore Oreste « en perruque noire à la Louis XIV, habit habillé de vefours marron à brandebourgs d'or, veste de satin rouge, bas pareils, chapeau galonné à trois cornes et plumet rouge. (Mémoires de Frénilly. p. 9).

4. Etudier dans tout ce passage l'ironie de Rousseau.

5. Rousseau a donné à la gravure où la scène est représentée le titre de «l'Inoculation de l'amour ». Comprenons que SaintPreux contracte par amour la petite vérole, comme on l'inoculait alors pour préserver par une fièvre bénigne d'une contagion dangereuse.

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