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tué de simples et de commodes1. Tout y est agréable et riant, tout y respire l'abondance et la propreté ; rien n'y sent la richesse et le luxe ; il n'y a pas une chambre où l'on ne se reconnaisse à la campagne, et où l'on ne retrouve toutes les commodités de la ville. Les mêmes changements se font remarquer au dehors: la basse-cour a été agrandie aux dépens des remises. A la place d'un vieux billard déla bré l'on a fait un beau pressoir, et une laiterie où2 logeaient des paons criards, dont on s'est défait. Le potager était trop petit pour la cuisine; on en a fait3 du parterre un second, mais si propre et si bien entendu, que ce parterre ainsi travesti plaît à l'œil plus qu'auparavant. Aux tristes ifs qui couvraient les murs ont été substitués de bons espaliers. Au lieu de l'inutile marronnier d'Inde, de jeunes mûriers noirs commencent à ombrager la cour; et l'on a planté deux rangs de noyers jusqu'au chemin, à la place des vieux tilleuls qui bordaient l'avenue1. Partout on a substitué l'utile à l'agréable, et l'agréable y a presque toujours gagné. Quant à moi, du moins, je trouve que le bruit de la basse-cour, le chant des coqs, le mugissement du bétail, l'attelage des chariots, les repas des champs, le retour des ouvriers, et tout l'appareil de l'économie rustique, donnent à cette maison un air plus champêtre, plus vivant, plus animé, plus gai, je ne sais quoi qui sent la joie et le bien-être, qu'elle n'avait pas dans sa morne dignité.

Leurs terres ne sont pas affermées, mais cultivées par leurs soins; et cette culture fait une grande partie de leurs occupations, de leurs biens et de leurs plaisirs. La baronnie d'Etange n'a que des prés, des champs et du bois; mais le produit de Clarens est en vignes, qui font un objets considérable; et comme la différence de la culture y produit un effet plus sensible que dans les blés, c'est encore une

1. Le vieux mot français confort (avec le sens d'aide, d'encouragement) avait disparu de l'usage. Il commençait à revenir d'Angleterre avec son sens actuel. Le style Louis XV transformait autour de Rousseau l'architecture et substituait l'élégance commode à l'incommode somptuosité du 17° siècle. 2. Où là où.

3. En a fait est bien le texte exact. Il faut comprendre, sans doute, que en ne se rapporte pas à parterre, mais équivaut à à cause de cela. Comparer avec

Molière (Misanthrope, v. 191): J'en demeure d'accord; mais la brigue [est fâcheuse

Et...

Non, j'ai résolu de n'en pas [faire un pas.

4. Ici la transformation peut être contestée et Rousseau pousse un peu loin le souci de l'utile.

* Comparer cette description avec celle, par exemple, de Milly ou la Terre natale (de Lamartine).

5. C'est-à-dire de leurs revenus. 6. C'est-à-dire qui constituent un objet de culture. RÈGLE: Faire

raison d'économie pour avoir préféré ce dernier séjour. Cependant ils vont presque tous les ans faire les moissons à leur terre et M. de Wolmar y va seul assez fréquemment. Ils ont pour maxime de tirer de la culture tout ce qu'elle peut donner, non pour faire un plus grand gain, mais pour nourrir plus d'hommes. M. de Wolmar prétend que la terre produit à proportion du nombre des bras qui la cultivent: mieux cultivée elle rend davantage; cette surabondance de production donne de quoi la cultiver mieux encore; plus on y met d'hommes et de bétail, plus elle fournit d'excédent à leur entretien1. On ne sait, dit-il, où peut s'arrêter cette augmentation continuelle et réciproque de produit et de cultivateurs. Au contraire, les terrains négligés perdent leur fertilité: moins un pays produit d'hommes, moins il produit de denrées; c'est le défaut d'habitants qui l'empêche de nourrir le peu qu'il en a, et, dans toute contrée qui se dépeuple, on doit tôt ou tard mourir de faim?.

[La lettre se continue par une étude méticuleuse de la condition des domestiques au château de Wolmar. On les traite comme des membres de la famille. On veille sur leur conduite; on s'attache à leur procurer toutes les distractions honnêtes et sûres; on les intéresse, par l'affection et des gratifications, à la prospérité de la maison. Rousseau qui a connu le métier de domestique, ses humiliations et ses vices, insiste sur les liens qui attachent l'honnêteté des serviteurs et le bonheur des maîtres et sur le dévouement de Julie et de son mari qui s'efforcent de gagner l'affection de ceux qui les servent.]

« L'Elysée ».

Julie a créé près du château un jardin qu'elle appelle l'Elysée. Au lieu de dessiner un jardin géométrique ou régulier, elle a respecté la

s'employait au 17° siècle beaucoup plus qu'aujourd'hui :

Soit seul, pour remplacer un verbe précédent, qu'on voulait éviter de répéter.

Je le poursuis partout comme un chien (BOILEAU.) [fait sa proie. Soit avec un autre mot pour créer une locution verbale: Faire estime, faire leçon, il fait sûr, etc.

Soit avec le sens d'autres verbes, tels que agir, causer, constituer, etc.

1. C'est-à-dire pour leur entretien. RÈGLE: A quelle utilité ? (Voir p. 65, n. 3).

2. Rousseau se rapproche ici de la doctrine des physiocrates pour qui toute la richesse venait de la culture du sol, non du commerce et de l'industrie. Cet éloge de l'agriculture, du bonheur que l'on trouve à vivre sur ses terres en les cultivant, était un des desseins avoués par Rousseau en écrivant la Nouvelle Héloïse (2o Préface). Il était d'ailleurs banal à cette date. C'est de 1750 à 1760 que Duhamel du Monceau et vingt autres écrivent des traités d'agriculture, que se fondent les premières sociétés d'agriculture (la pre

vivante liberté de la nature. Le goût des jardins anglais s'était répandu en France, depuis 1750, et supplantait déjà victorieusement celui des jardins français. L'opinion publique était tout entière d'accord avec Rousseau. Saint-Preux écrit à Milord Edouard.]

Ce lieu, quoique tout proche de la maison, est tellement caché par l'allée couverte qui l'en sépare, qu'on ne l'aperçoit de nulle part. L'épais feuillage qui l'environne ne permet point à l'oeil d'y pénétrer, et il est toujours soigneusement fermé à la clef1. A peine fus-je au dedans, que, la porte étant masquée par des aunes et des coudriers qui ne laissent que deux étroits passages sur les côtés, je ne vis plus en me retournant par où j'étais entré ; et n'apercevant point de porte, je me trouvai là comme tombé des nues.

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En entrant dans ce prétendu verger, je fus frappé d'une agréable sensation de fraîcheur que d'obscurs ombrages, une verdure animée et vive, des fleurs éparses de tous côtés, un gazouillement d'eau courante et le chant de mille oiseaux portèrent à mon imagination du moins autant qu'à mes sens; mais en même temps je crus voir le lieu le plus sauvage, le plus solitaire de la nature, et il me semblait d'être le premier mortel qui jamais eût pénétré dans ce désert. Surpris, saisi, transporté d'un spectacle si peu prévu, je restai un moment immobile, et m'écriai dans un enthousiasme involontaire : « O Tinian-! O Juan Fernandez3! Julie, le bout du monde est à votre porte ! Beaucoup de gens le trouvent ici comme vous, dit-elle avec un sourire; mais vingt pas de plus les ramènent bien vite à Clarens; voyons si le charme tiendra plus longtemps chez vous. C'est ici le même verger où vous vous êtes promené autrefois, et où vous vous battiez avec ma cousine à coups de pêches1. Vous savez que l'herbe y était assez aride, les arbres assez clairsemés, donnant assez peu d'ombre, et qu'il n'y avait point d'eau. Le voilà maintenant frais, vert, habillé, paré, fleuri, arrosé. Que pensez-vous qu'il m'en a coûté pour le mettre dans l'état où il est ? car il est bon de vous dire que j'en suis la surintendante, et que mon mari m'en laisse l'entière

mière en Bretagne) où les grands seigneurs s'inscrivent à côté de paysans (Voir PIntroduction, p. 39).

1. REGLE: Lâcher le pied. Voir P. 97, n. 2.

2. Construction de sembler fréquente au 18 siècle : « C'est ce qu'il me semble de merveilleux » (LA FONTAINE), et conservée encore dans le Midi.

3. Iles désertes de la mer du Sud, célèbres dans le voyage de l'amiral Anson. (Note de Rousseau.)

Voir la note 1, p. 145.

4. *La Correspondance littéraire de Grimm juge ce passage une «chose grossière» et une « platitude ». Discuter cette opinion. Etudier le pittoresque familier de Rousseau (Voir plus bas la description des Vendanges).

nez.

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disposition. Ma foi, lui dis-je, il ne vous en a coûté que de la négligence. Ce lieu est charmant, il est vrai, mais agreste et abandonné: je n'y vois point de travail humain. Vous avez fermé la porte; l'eau est venue je ne sais comment; la nature seule a fait tout le reste; et vous-même n'eussiez jamais su faire aussi bien qu'elle. Il est vrai, dit-elle, que la nature a tout fait, mais sous ma direction, et il n'y a rien là que je n'aie ordonné. Encore un coup, deviPremièrement, repris-je, je ne comprends point comment avec de la peine et de l'argent on a pu suppléer au temps. Les arbres... Quant à cela, dit M. de Wolmar, vous remarquerez qu'il n'y en a pas beaucoup de fort grands, et ceux-là y étaient déjà. De plus, Julie a commencé ceci longtemps avant son mariage et presque d'abord après la mort de sa mère, qu'elle vint1 avec son père chercher ici la solitude. Hé bien, dis-je, puisque vous voulez que tous ces massifs, ces grands berceaux, ces touffes pendantes, ces bosquets si bien ombragés, soient venus en sept ou huit ans, et que l'art s'en soit mêlé, j'estime que, si dans une enceinte aussi vaste vous avez fait tout cela pour deux mille écus, vous avez bien économisé. Vous ne surfaites que de deux mille écus, dit-elle; il ne m'en a rien coûté. — Comment rien? Non, rien; à moins que vous ne comptiez une douzaine de journées par an de mon jardinier, autant de deux ou trois de mes gens, et quelques-unes de M. de Wolmar lui-même, qui n'a pas dédaigné d'ètre quelquefois mon garçon jardinier2. » Je ne comprenais rien à cette énigme ; mais Julie, qui jusque-là m'avait retenu, me dit en me laissant aller: «Avancez et vous comprendrez. Adieu Tinian, adieu Juan Fernandez, adieu tout l'enchantement! Dans un moment vous allez être de retour du bout du monde. »

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Je me mis à parcourir avec extase ce verger ainsi métamorphosé; et, si je ne trouvai point de plantes exotiques et de productions des Indes, je trouvai celles du pays disposées et réunies de manière à produire un effet plus riant et plus agréable. Le gazon verdoyant, épais, mais court et serré, était mêlé de serpolet, de baume3, de thym, de marjolaine, et d'autres herbes odorantes. On y voyait briller mille

1. Tout de suite après la mort de sa mère, lorsque... Le Dict. de Féraud (1787) indique que d'abord que est « vieux et hors d'usage». Cf. CROUZET... Gr. Fr., §330.

2. Rousseau insiste sur ce point pour ne pas contredire ce qu'il développe sur la sage économie

du château de Wolmar. On commençait d'ailleurs à railler autour de lui les amateurs de jardins anglais, quand ils se ruinaient en fantaisies de paysages, élevaient des collines ou creusaient des vallées artificielles.

3. « Espèce de menthe» (Dict. de Féraud).

fleurs des champs, parmi lesquelles l'œil en démêlait avec surprise quelques-unes de jardin, qui semblaient croître naturellement avec les autres. Je rencontrais de temps en temps des touffes obscures, impénétrables aux rayons du soleil, comme dans la plus épaisse forêt; ces touffes étaient formées des arbres du bois le plus flexible, dont on avait fait recourber les branches, pendre en terre, et prendre racine, par un art semblable ce que font naturellement les mangles1 en Amérique. Dans les lieux plus découverts je voyais çà et là, sans ordre et sans symétrie, des broussailles de roses, de framboisiers, de groseilles, des fourrés de lilas, de noisetier, de sureau, de seringat, de genêt, de trifolium, qui paraient la terre en lui donnant l'air d'être en friche. Je suivais des allées tortueuses et irrégulières bordées de ces bocages fleuris, et couvertes de mille guirlandes de vigne de Judée, de vigne vierge, de houblon, de liseron, de couleuvrée2, de clématite, et d'autres plantes de cette espèce, parmi lesquelles le chèvrefeuille et le jasmin daignaient se confondre. Ces guirlandes semblaient jetées négligemment d'un arbre à l'autre, comme j'en avais remarqué quelquefois dans les forêts, et formaient sur nous des espèces de draperies qui nous garantissaient du soleil, tandis que nous avions sous nos pieds un marcher3 doux, commode et sec, sur une mousse fine, sans sable, sans herbe, et sans rejeton raboteux. Alors seulement je découvris, non sans surprise, que ces ombrages verts et touffus, qui m'en avaient tant imposé de loin, n'étaient formés que de ces plantes rampantes et parasites, qui, guidées le long des arbres, environnaient leurs têtes du plus épais feuillage, et leurs pieds d'ombre et de fraîcheur. J'observai même qu'au moyen d'une industrie assez simple on avait fait prendre racine sur les troncs des arbres à plusieurs de ces plantes, de sorte qu'elles s'étendaient davantage en faisant moins de chemin. Vous concevez bien que les fruits ne s'en trouvent pas mieux de toutes ces additions; mais, dans ce lieu seul, on a sacrifié l'utile à l'agréable, et, dans le reste des terres, on a pris un tel soin des plants et des arbres, qu'avec ce verger de moins la récolte en fruits ne laisse pas d'être plus forte qu'auparavant. Si vous songez combien au fond d'un bois on est charmé quelquefois de voir un fruit sauvage et même

1. Ou mangliers.

2. Plante de la même famille que la vigne vierge.

3. RÈGLE: Les infinitifs employés comme substantifs sont très

fréquents au 17° siècle et encore au 18°:

Vendre le dormir Comme le manger et le boire. (LA FONTAINE. VIII, 2.)

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