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quelques transpositions de temps ou de lieu. J'écris absolument de mémoire, sans monuments, sans matériaux qui puissent me la rappeler. Il y a des événements de ma vie qui me sont aussi présents que s'ils venoient d'arriver; mais il y a des lacunes et des vides que je ne peux remplir qu'à l'aide de récits aussi confus que le souvenir qui m'en est resté. J'ai donc pu faire des erreurs quelquefois, et j'en pourrai faire encore sur des bagatelles, jusqu'au temps où j'ai de moi des renseignements plus sûrs; mais en ce qui importe vraiment au sujet, je suis assuré d'être exact et fidèle, comme je tâcherai toujours de l'être en tout: voilà sur quoi l'on peut compter.

Sitôt que j'eus quitté M. Le Maître, ma résolution fut prise et je repartis pour Annecy. La cause et le mystère de notre départ m'avoient donné un grand intérêt sur la sûreté de notre retraite; et cet intérêt, m'occupant tout entier, avoit fait diversion durant quelques jours à celui qui me rappeloit en arrière; mais dès que la sécurité me laissa plus tranquille, le sentiment dominant reprit sa place. Rien ne me flattoit, rien ne me tentoit, je n'avois de desir pour rien que pour retourner auprès de maman. La tendresse et la vérité de mon attachement pour elle avoient déraciné de mon cœur tous les projets imaginaires, toutes les folies de l'ambition. Je ne voyois plus d'autre bonheur que celui de vivre auprès d'elle, et je ne faisois pas un pas sans sentir que je m'éloignois de ce bonheur. J'y revins donc aussitôt que cela me fut possible. Mon retour fut si prompt et mon esprit si distrait que, quoique je me rappelle avec tant de plaisir tous mes autres voyages, je n'ai pas le moindre souvenir de celui-là; je ne m'en rappelle rien du tout, sinon mon départ de Lyon et mon arrivée à Annecy. Qu'on juge surtout si cette dernière époque a dù sortir de ma mémoire ! En arrivant je ne trouvai plus madame de Warens : elle étoit partie pour Paris.

Je n'ai jamais bien su le secret de ce voyage. Elle me l'auroit dit, j'en suis très sûr, si je l'en avois pressée; mais jamais homme ne fut moins curieux que moi du secret de ses amis : mon cœur,

uniquement occupé du présent, en remplit toute sa capacité, tout son espace, et, hors les plaisirs passés qui font désormais mes uniques jouissances, il n'y reste pas un coin de vide pour ce qui n'est plus. Tout ce que j'ai cru entrevoir dans le peu qu'elle m'en a dit est que, dans la révolution causée à Turin par l'abdication du roi de Sardaigne, elle craignit d'être oubliée, et voulut, à la faveur des intrigues de M. d'Aubonne, chercher le même avantage à la cour de France, où elle m'a souvent dit qu'elle l'eût préféré, parceque la multitude des grandes affaires fait qu'on n'y est pas si désagréablement surveillé. Si cela est, il est bien étonnant qu'à son retour on ne lui ait pas fait plus mauvais visage, et qu'elle ait toujours joui de sa pension sans aucune interruption. Bien des gens ont cru qu'elle avoit été chargée de quelque commission secrète, soit de la part de l'évêque, qui avoit alors des affaires à la cour de France où il fut lui-même obligé d'aller, soit de la part de quelqu'un plus puissant encore, qui sut lui ménager un heureux retour. Ce qu'il y a de sûr, si cela est, est que l'ambassadrice n'étoit pas mal choisie et que, jeune et belle encore, elle avoit tous les talents nécessaires pour se bien tirer d'une négociation.

FIN DU TROISIÈME LIVRE.

LIVRE QUATRIÈME.

(17311732.)

J'ARRIVE, et je ne la trouve plus. Qu'on juge de ma surprise et de ma douleur ! C'est alors que le regret d'avoir lâchement abandonné M. Le Maître commença de se faire sentir. Il fut plus vif encore quand j'appris le malheur qui lui étoit arrivé. Sa caisse de musique, qui contenoit toute sa fortune, cette précieuse caisse, sauvée avec tant de fatigue, avoit été saisie en arrivant à Lyon par les soins du comte Dortan, à qui le chapitre avoit fait écrire pour le prévenir de cet enlèvement furtif. Le Maître avoit en vain réclamé son bien, son gagne pain, le travail de toute sa vie. La propriété de cette caisse étoit tout au moins sujette à litige il n'y en eut point. L'affaire fut décidée à l'instant même par la loi du plus fort, et le pauvre Le Maître perdit ainsi le fruit de ses talents, l'ouvrage de sa jeunesse, et la ressource de ses vieux jours.

Il ne manqua rien au coup que je reçus pour le rendre accablant. Mais j'étois dans un âge où les grands chagrins ont peu de prise, et je me forgeai bientôt des consolations. Je comptois avoir dans peu des nouvelles de madame de Warens, quoique je ne susse pas son adresse et qu'elle ignorât que j'étois de retour: et quant à ma désertion, tout bien compté je ne la trouvois pas si coupable. J'avois été utile à M. Le Maître dans sa retraite; c'étoit le seul service qui dépendit de moi. Si j'avois resté avec lui en France, je ne l'aurois pas guéri de son mal, je n'aurois pas sauvé sa caisse, je n'aurois fait que doubler sa dépense sans -lui pouvoir être bon à rien. Voilà comment alors je voyois la chose; je la vois autrement aujourd'hui. Ce n'est pas quand une vilaine action vient d'être faite qu'elle nous tourmente, c'est

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quand longtemps après on se la rappelle; car le souvenir ne s'en éteint point.

Le seul parti que j'avois à prendre pour avoir des nouvelles de maman étoit d'en attendre; car où l'aller chercher à Paris, et avec quoi faire le voyage? Il n'y avoit point de lieu plus sûr qu'Annecy pour savoir tôt ou tard où elle étoit. J'y restai donc : mais je me conduisis assez mal. Je n'allai point voir l'évêque, qui m'avoit protégé et qui me pouvoit protéger encore je n'avois plus ma patronne auprès de lui, et je craignois les réprimandes sur notre évasion. J'allai moins encore au séminaire : M. Gros n'y étoit plus. Je ne vis personne de ma connoissance : j'aurois pourtant bien voulu aller voir madame l'intendante, mais je n'osai jamais. Je fis plus mal que tout cela : je retrouvai M. Venture, auquel, malgré mon enthousiasme, je n'avois pas même pensé depuis mon départ. Je le retrouvai brillant et fêté dans tout Annecy; les dames se l'arrachoient. Ce succès acheva de me tourner la tête ; je ne vis plus rien que M. Venture, et il me fit presque oublier madame de Warens. Pour profiter de ses leçons plus à mon aise, je lui proposai de partager avec moi son gite; il y consentit. Il étoit logé chez un cordonnier, plaisant et bouffon personnage, qui, dans son patois, n'appeloit pas sa femme autrement que salopière, nom qu'elle méritoit assez. Il avoit avec elle des prises que Venture avoit soin de faire durer en paroissant vouloir faire le contraire. Il leur disoit, d'un ton froid et dans son accent provençal, des mots qui faisoient le plus grand effet : c'étoit des scènes à pâmer de rire. Les matinées se passoient ainsi sans qu'on y songeât. A deux ou trois heures nous mangions un morceau; Venture s'en alloit dans les sociétés, où il soupoit ; et moi j'allois me promener seul, méditant sur son grand mérite, admirant, convoitant ses rares talents, et maudissant ma maussade étoile qui ne m'appeloit point à cette heureuse vie. Eh! que je m'y connoissois mal ! la mienne eût été cent fois plus charmante si j'avois été moins bête, et si j'en avois su mieux jouir.

Madame de Warens n'avoit emmené qu'Anet avec elle; elle

avoit laissé Merceret, sa femme de chambre, dont j'ai parlé : je la trouvai occupant encore l'appartement de sa maîtresse. Mademoiselle Merceret étoit une fille un peu plus âgée que moi, non pas jolie, mais assez agréable; une bonne Fribourgeoise sans malice, et à qui je n'ai connu d'autre défaut que d'être quelquefois un peu mutine avec sa maîtresse. Je l'allois voir assez souvent. C'étoit une ancienne connoissance, et sa vue m'en rappeloit une plus chère qui me la faisoit aimer. Elle avoit plusieurs amies, entre autres mademoiselle Giraud, Génevoise, qui, pour mes péchés, s'avisa de prendre du goût pour moi. Elle pressoit toujours Merceret de m'amener chez elle : je m'y laissois mener, parceque j'aimois assez Merceret, et qu'il y avoit là d'autres jeunes personnes que je voyois volontiers. Pour mademoiselle Giraud, qui me faisoit toutes sortes d'agaceries, on ne pouvoit rien ajouter à l'aversion que j'avois pour elle. Quand elle approchoit de mon visage son museau sec et noir, barbouillé de tabac d'Espagne, j'avois peine à m'abstenir d'y cracher. Mais je prenois patience : à cela près, je me plaisois fort au milieu de toutes ces filles; et, soit pour faire leur cour à mademoiselle Giraud, soit pour moi-même, toutes me fêtoient à l'envi. Je ne voyois à tout cela que de l'amitié. J'ai pensé depuis qu'il n'eût tenu qu'à moi d'y voir davantage; mais je ne m'en avisois pas, je n'y pensois pas.

D'ailleurs, des couturières, des filles de chambre, de petites marchandes ne me tentoient guère; il me falloit des demoiselles. Chacun a ses fantaisies; ça toujours été la mienne, et je ne pense pas comme Horace sur ce point-là. Ce n'est pourtant pas du tout la vanité de l'état et du rang qui m'attire '; c'est un teint mieux conservé, de plus belles mains, une parure plus gracieuse, un air de délicatesse et de propreté sur toute la personne, plus de goût dans la manière de se mettre et de s'exprimer, une robe plus

1 VAR. "... Pas du tout la vanité, c'est la volupté qui m'attire. » L'un et l'autre attrait agissoient sur Montaigne, quand il a dit à ce sujet : « Certes les perles et le brocadel y confèrent quelque chose, et les tiltres et le train. » (LIV. III. chap. III.) Quant à Horace, voyez la deuxième satire du premier livre.

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