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t égard de l'esprit qui voit les causes comme les sens corporels à l'égard de l'esprit.

Χ.

D'où vient qu'un boiteux ne nous irrite pas, et un esprit boiteux nous irrite? A cause qu'un boiteux reconnaît que nous allons droit, et qu'un esprit boiteux dit que c'est nous qui boitons; sans cela nous en aurions pitié et non colère.

Épictète demande bien plus fortement pourquoi ne nous fâchons-nous pas si on dit que nous avons mal à la tête, et que nous nous fâchons de ce qu'on dit que nous raisonnons mal, ou que nous choisissons mal. Ce qui cause cela, est que nous sommes bien certains que nous n'avons pas mal à la tête, et que nous ne sommes pas boiteux : mais nous ne sommes pas si assurés que nous choisissons le vrai. De sorte que, n'en ayant d'assurance qu'à cause que nous le voyons de toute notre vue, quand un autre voit de toute sa vue le contraire, cela nous met en suspens et nous étonne, et encore plus quand mille autres se moquent de notre choix; car il faut préférer nos lumières à celles de tant d'autres, et cela est hardi et difficile. Il n'y a jamais cette contradiction dans les sens touchant un boiteux.

ΧΙ.

Le respect est 1, Incommodez-vous. Cela est vain en apparence, mais très-juste; car c'est dire : Je m'incommoderais bien si vous en aviez besoin, puisque je le fais bien sans que cela vous serve. Outre

1 C'est-à-dire: «pour témoigner sa déférence envers une personne, il faut s'incommoder, se gêner, pour elle. >>>

que le respect est pour distinguer les grands : or, si le respect était d'être en fauteuil, on respecterait tout le monde, et ainsi on ne distinguerait pas : mais, étant incommodé, on distingue fort bien.

XII.

Opinions du peuple saines. - Être brave 1 n'est pas trop vain; car c'est montrer qu'un grand nombre de gens travaillent pour soi; c'est montrer par ses cheveux qu'on a un valet de chambre, un parfumeur, etc.; par son rabat, le fil, le passement, etc.

Or, ce n'est pas une simple superficie, ni un simple harnais, d'avoir plusieurs bras. Plus on a de bras, plus on est fort. Étre brave, est montrer sa force.

XIII.

Raison des effets. - Cela est admirable : on ne veut pas que j'honore un homme vêtu de brocatelle, et suivi de sept ou huit laquais! Eh quoi! il me fera donner les étrivières, si je ne le salue. Cet habit, c'est une force. C'est bien de même qu'un cheval bien enharnaché, à l'égard d'un autre! Montaigne est plaisant de ne pas voir quelle différence il y a, et d'admirer qu'on y en trouve, et d'en demander la raison. De vrai, dit-il, d'où vient...

XIV.

Le peuple a les opinions très-saines: par exemple: 1o D'avoir choisi le divertissement et la chasse plutôt que la poésie. Les demi-savants s'en moquent, et triomphent à montrer là-dessus la folie du monde; mais, par une raison qu'ils ne pénètrent pas, on a raison. 2o D'avoir distingué les hommes par le de

Brave, dans le sens d'élégant, soigné dans sa mise.

hors, comme par la noblesse ou le bien: le monde triomphe encore à montrer combien cela est déraisonnable; mais cela est très-raisonnable. 3o De s'offenser pour avoir reçu un soufflet, ou de tant désirer la gloire. Mais cela est très-souhaitable, à cause des autres biens essentiels qui y sont joints. Et un homme qui a reçu un soufflet sans s'en ressentir est accablé d'injures et de nécessités. 4o Travailler pour l'incertain; aller sur la mer; passer sur une planche.

XV.

1

C'est un grand avantage que la qualité, qui, dès dix-huit ou vingt ans, met un homme en passe 1, connu et respecté, comme un autre pourrait avoir mérité à cinquante ans : c'est trente ans gagnés sans peine.

XVI.

N'avez-vous jamais vu des gens qui, pour se plaindre du peu d'état que vous faites d'eux, vous étalent l'exemple de gens de condition qui les estiment? Je leur répondrais à cela: Montrez-moi le mérite par où vous avez charmé ces personnes, et je vous estimerai de même.

XVII.

Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir? Non; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime une personne à cause de sa beauté, l'aime-t-il? Non; car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime t-on, moi? Non; car je puis perdre ces qualités sans me perdre, moi. Où est donc ce mor, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme? Et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le mor, puisqu'elles sont périssables? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n'aime personne que pour des qualités empruntées.

1 C'est-à-dire: met un homme en mesure de faire son chemin dans le monde.

XVIII.

Les choses qui nous tiennent le plus, comme de cacher son peu de bien, ce n'est souvent presque rien. C'est un néant que notre imagination grossit en montagne. Un autre tour d'imagination nous le fait découvrir sans peine.

...

ΧΙΧ.

C'est l'effet de la force, non de la coutume; car ceux qui sont capables d'inventer sont rares; les plus forts en nombre ne veulent que suivre, et refusent la gloire à ces inventeurs qui la cherchent par leurs inventions. Et s'ils s'obstinent à la vouloir obtenir, et mépriser ceux qui n'inventent pas, les autres leur donneront des noms ridicules, leur donneraient des coups de bâton. Qu'on ne se pique donc pas de cette subtilité, ou qu'on se contente en soi-même.

CHAPITRE VII.

[Sur l'inégalité des conditions, les lois, la justice, la force, le

Mien, tren.

pouvoir politique.]

I.

Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants; c'est là ma place au soleil. Voilà le commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre.

II.

Il est nécessaire qu'il y ait de l'inégalité parmi les hommes, cela est vrai; mais cela étant accordé, voilà la porte ouverte non-seulement à la plus haute domination, mais à la plus haute tyrannie. Il est nécessaire de relâcher un peu l'esprit; mais cela ouvre la porte aux plus grands débordements. Qu'on en marque les limites. Il n'y a point de bornes dans les choses: les lois y en veulent mettre, et l'esprit ne peut le souffrir.

III.

La raison nous commande bien plus impérieusement qu'un maître : car en désobéissant à l'un on est malheureux, et en désobéissant à l'autre on est

un sot.

IV.

Pourquoi me tuez-vous? Eh quoi! ne demeurezvous pas de l'autre côté de l'eau ? mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serais un assassin, cela sera.. injuste de vous tuer de la sorte; mais puisque vous de meurez de l'autre côté, je suis un brave, et cela es. juste.

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