retardée que par la durée des vents du nord, qui avait aussi retardé son propre départ; qu'au premier vent du sud on la verrait paraître; qu'il n'avait guère de moyens d'envoyer sûrement une lettre à Corfou; que cependant celle que je venais de lui transmettre était partie le 19, et qu'il faisait préparer à Brindisi un logement pour Mesdames, puisqu'elles voulaient s'y rendre, d'après le conseil du Vice-Roi; d'ailleurs, il parlait du traité avec tout le mépris qu'aurait mérité un bruit populaire. Pendant le séjour de Mesdames à Trani, je les pressai de passer à Raguse, d'où elles pourraient prendre une direction qui les préserverait des corsaires; Madame Adélaïde s'y refusa. J'avais pris la précaution d'écrire à M. de Clérambault, émigré français établi à Raguse, pour qu'il fût des démarches afin de s'assurer de chébecs impériaux si on était obligé de se passer d'autres bâtiments de guerre. On a su depuis que M. le comte de Bradi, gouverneur de la Dalmatie autrichienne, avait en effet donné un chébec à M. de Clérembault pour venir chercher Mesdames à Brindisi, et que ce navire avait été forcé de rentrer à Cattaro, après avoir lutté inutilement pendant vingt-deux jours contre les tempètes. On s'était assuré à Manfredonia d'un trabaccolo, pour porter la suite de Mesdames qu'on y avait laissée, et on le fit venir à Trani; Mesdames en partirent le 26 janvier; l'opinion publique y était excellente, mais on y apprenait que le peuple de Naples s'agitait, et le gouverneur, en conservant beaucoup de respect, ne dissimulait pas que le séjour de Mesdames lui donnait de l'inquiétude. La ville de Bari les reçut avec de très bonnes dispositions; mais bientôt aussi l'archevêque et le gouverneur parurent désirer leur départ, quoiqu'ils n'aient pas cessé de leur donner jusqu'à leur embarquement des témoignages publics d'attachement et de zèle. Cependant on attendait des réponses de Corfou, des nouvelles du marquis de Gallo et l'arrivée de la frégate napolitaine. On apprit successivement que les Napolitains, trompés avec beaucoup d'adresse par ceux qui voulaient les faire tomber entre les mains des Français, dépouillaient, désarmaient et chassaient les débris de l'armée du Roi; qu'ils se croyaient en état de repousser seuls leurs ennemis, et qu'enfin après avoir essayé leurs forces contre eux, ils avaient été bientôt trahis et vaincus. Le 31 janvier, le directeur de la poste me porta une lettre qu'il venait de recevoir du marquis de Gallo; le marquis lui mandait que des frégates russes arriveraient très incessamment à Brindisi, et lui adressait un paquet à faire tenir au gouverneur de Trani; ce paquet pouvait contenir une réponse de l'amiral russe Outchakoff; il l'envoya à Trani par un courrier qui, en effet, me rapporta le soir une lettre de l'amiral. Il m'écrivait que l'escadre du contre-amiral Pustoskin, déjà envoyée dans l'Adriatique conformément à sa volonté, «servirait aux >> personnes augustes désignées dans sa lettre, » comme au marquis de Gallo, et que l'on serait informé de sa marche par ce ministre, si on ne la voyait pas paraître à la mer. La poste partait le soir et devait arriver le lendemain à Brindisi; j'écrivis au marquis de Gallo pour lui demander de m'envoyer un courrier; et comme le chemin par terre était impraticable, surtout en raison de l'état de santé de Madame Victoire, je m'occupai de trouver un bâtiment, soit pour aller chercher l'escadre de Brindisi, soit pour la joindre en pleine mer, si elle se montrait à la hauteur de Bari. Le 2 février, des pêcheurs rapportèrent que deux frégates russe et turque étaient arrivées dans la rade de Brindisi; il était naturel de penser que le marquis de Gallo enverrait alors un courrier pour régler la marche de Mesdames. Cependant, pour ne rien mettre au hasard dans une circonstance si importante, Mesdames se déterminèrent à partir elles-mêmes pour Brindisi dans le trabaccolo. Ce bâtiment particulier à l'Adriatique n'avait que quatre pieds de hauteur dans son entrepont; mais on n'en trouvait pas d'autres dans le petit port de Bari; d'ailleurs il n'y avait pas un moment à perdre pour quitter cette ville. On avait reçu de Trani des avis certains que des commissaires du Directoire étaient déjà arrivés à Barletta; le tribunal de Trani s'était démis, des députés étaient partis de cette ville pour aller au-devant des commissaires. Des avis, qui se trouvèrent ensuite mal fondés, firent craindre, dans la matinée du 4, que ces commissaires ne fussent déjà à peu de distance de Bari, qui leur envoyait aussi des députés, et on commençait à élever quelques difficultés pour les patentes de santé. Je pressai Mesdames de s'embarquer même avant leurs équipages. En effet, pendant que l'on transportait leurs ballots, on distribuait déjà dans la ville les cocardes des rebelles. Nous partîmes le soir et fimes trente-cinq à quarante milles; ensuite le vent devint contraire, la mer fort grosse, et le matin du 5, on avait perdu sur la route déjà faite. On essaya vainement, à midi, d'entrer dans un petit port; ce ne fut que le soir qu'on parvint à mouiller à Mola di Bari, qui n'est qu'à quinze milles de Bari. Cette ville était dans une grande confusion; on y sonnait le tocsin; on y voyait des maisons en feu; on entendait des coups de fusil; les royalistes et les républicains s'y battaient, et on venait de temps en temps sur le rivage menacer le trabaccolo. Pour surcroît de danger, il y avait peu de fond, et le petit bâtiment risqua plusieurs fois de périr pendant la nuit. Avant le jour le patron vint me trouver et me signifia que ne pouvant ni rester dans ce port, ni résister au vent du sud, il était obligé de retourner vers Bari. On jugera aisément de l'inquiétude qu'une telle proposition me donna; tout ce que je pus gagner, c'est qu'on s'arrêterait dans quelque anse avant d'arriver à Bari; qu'on s'y informerait de l'état de cette ville, et que s'il était aussi mauvais qu'on avait sujet de le craindre, on ferait voile vers Manfredonia. Nous fûmes portés par le vent du sud jusqu'à cinq milles de Bari, et on éprouvait le chagrin d'en distinguer trop clairement tous les objets, lorsque tout à coup le vent changea, devint si favorable qu'en neuf heures nous parcourûmes soixante-quinze milles, et que nous arrivâmes, le 6 février, avant la fin du jour, dans la rade de Brindisi. On trouva le pavillon napolitain hissé sur le château qui en défend l'entrée; mais les frégates russes et le marquis de Gallo en étaient partis le 3. On n'osa pas risquer d'entrer dans le port; on mouilla sur la rade, et j'allai le lendemain dans la ville, pour y prendre des informations sur l'état du pays. Des carrosses et une maison étaient préparés pour Mesdames. Je trouvai, là encore, quelques sujets fidèles, mais une population de quatre à cinq mille âmes effrayée par la dissolution de l'armée et par les malheurs de Naples, était disposée à se soumettre au premier commissaire qui arriverait, eton en annonçait déjà pour le surlendemain. Je jugeai que Mesdames ne devaient pas descendre dans une ville où elles pouvaient se trouver enfermées, et qu'une simple lettre suffirait à révolutionner. Je me vis donc obligé d'entamer une nouvelle négociation avec l'amiral Outchakoff, qui devait croire que Mesdames faisaient voile pour Trieste sur les frégates qu'il leur avait envoyées. Je lui écrivis sur-le-champ et profitai du départ d'un officier russe, qui allait s'embarquer à Otranto pour passer à Corfou. Je ne pouvais me déterminer à exposer, sans une nécessité absolue, Mesdames sur un trabaccolo, au travers de l'Adriatique; elles craignaient la mer; un tel bâtiment à la merci du moindre corsaire, visité par tous les vaisseaux qu'il rencontre, rend aussi, par sa petitesse, les dangers de la mer plus vifs et plus rapprochés. Mesdames étaient décidées cependant à se confier plutôt aux flots qu'aux républicains, et s'il fût arrivé des commissaires, leur parti était pris de se rendre à Corfou ou à Trieste, suivant la direction que les vents prescriraient. Cette pénible inquiétude présentait une perspective fâcheuse, sous quelque aspect qu'on la considérât; le séjour, même tranquille, dans un trabaccolo, était déjà un tourment; chacun n'avait d'espace, dans ce bâtiment, que la largeur de son corps; on n'avait d'air que par l'ouverture du pont, qu'on fermait le soir; les uns étaient couchés sur une natte, d'autres sur un coussin de voiture, fort peu sur un matelas. Soixante personnes, évêques, prêtres, vieillards, femmes et enfants, y étaient entassés; tous les genres d'incommodités et de souffrances éprouvaient à la fois leur courage. Mesdames n'avaient qu'une chambre avec deux petits lits; leurs deux dames d'honneur couchaient à terre sur un matelas qu'on relevait le jour pour servir de siége. Il fallut passer dans ce trabaccolo trente et un jours sans se déshabiller1. Il fallut même se trouver heureux de le pouvoir conserver; les matelots menacèrent de s'en aller; on fut forcé, pour les garder, de faire un marché très onéreux avec eux, puisqu'ils exigèrent six mille ducats; mais comme cinq mille n'étaient payables qu'à l'arrivée à Trieste, même après avoir passé à Corfou, je crus avoir intéressé leur cupidité à la conservation de Mesdames, et avoir rendu leur corruption plus difficile. Ces conditions désavantageuses se trouvèrent annulées par l'arrivée de la frégate russe. Heureusement, les commissaires républicains n'osaient pas s'éloigner de Naples, et leurs troupes n'étaient pas assez en force pour envoyer des détachements à de si grandes distances. Il y avait là déjà huit à dix jours qu'on attendait la réponse de l'amiral Outchakoff, lorsqu'il arriva un événement qui pouvait devenir très embarrassant pour Mesdames, et qui fut aussi heureux dans ses conséquences que romanesque dans son principe. M. de Boccheciampi, gentilhomme corse, qui n'avait quitté l'armée de Condé qu'en 1797, et auquel j'avais rendu quelques services à Naples, vint me voir; il avait été obligé, ainsi que d'autres Corses pensionnés par l'Angleterre, de quitter précipitamment Tarente, où l'on avait planté l'arbre de la liberté, et ils cherchaient tous ensemble à s'embarquer pour aller à Corfou, demander du service aux Russes. Il raconta que, dans un village, un d'eux avait été pris pour le prince héréditaire de Naples. Cette circonstance ne parut mériter d'abord aucune attention; on sut le lendemain que le peuple de Brindisi avait partagé la même erreur pour la même personne; les matelots du trabaccolo vinrent dire qu'ils avaient vu et bien certainement reconnu Monseigneur le prince héréditaire; que le peuple l'avait conduit à la cathédrale, prenait ses ordres et emprisonnait tous les jacobins. On fit à ces matelots quelques questions sur l'équipage et la suite du prétendu prince. Il était venu, disaient-ils, come un poverello, mais ils n'en étaient pas moins sûrs que c'était lui; des gardes du corps même l'avaient reconnu. Le soir, on ajouta que le prince avait demandé des nouvelles de ses tantes, delle care zie, et annoncé qu'il viendrait le lendemain leur baiser la main. Il eût été dangereux de s'opposer à cette erreur d'un royalisme porté jusqu'à la fureur. D'un autre côté, il n'était guère convenable pour Mesdames d'appuyer par leur aveu une telle imposture. Il fallut donc attendre en silence les moyens d'éclaircir une aventure si étrange. Le lendemain, on vit arriver une multitude de petites barques remplies de peuple, ornées de pavillons napolitains, et le prince parut. Il faut convenir qu'un imposteur aurait pu tirer avantage de quelques traits d'une ressemblance cependant fort imparfaite. Il s'enferma dans la petite chambre de Mesdames, s'empressa de leur dire qu'il s'appelait le comte de Corbara, qu'il était émigré corse et sujet fidèle du Roi; il ajouta que, voyageant à pied, sans argent et assez mal vêtu, il n'aurait pu s'attendre à une erreur de ce genre; qu'il l'avait combattue tant qu'il avait pu, quoique sans succès, et qu'il s'efforcerait de la rendre utile au service de Sa Majesté sicilienne. Il supplia en même temps Mesdames de vouloir bien rendre témoignage de son innocence aux • deux Rois. Je lui demandai par quel moyen il comptait faire finir un rôle si difficile à soutenir. Il répondit qu'il avait déjà déterminé le peuple à le laisser partir pour Corfou, afin de demander des secours à l'amiral Outchakoff. Il se rendit fort intéressant par sa douceur, par le désintéressement qui lui fit refuser l'argent qu'on lui offrait, et par la prudence qu'il montra dans une circonstance si extraordinaire. Il est certain que le peuple aurait massacré quiconque aurait osé dire qu'il n'était pas le prince héréditaire; on se disputait l'honneur de conduire la barque qui devait mener à Corfou l'héritier de la couronne des Siciles. Il partit en effet le lendemain; le peuple voulut garder, comme un de ses principaux courtisans, comme un agent de confiance, M. de Boccheciampi, ainsi que M. Cesari, autre Corse, qui l'a aidé avec beaucoup de courage dans ses entreprises. On a su depuis que ce jeune homme avait été pris par un corsaire barbaresque, racheté par le consul d'Angleterre, et ensuite bien traité à Palerme. 1 Il serait difficile de se faire une juste idée des désagréments de toute espèce que ce lugubre séjour réunissait. Une seule ouverture, placée au milieu du bâtiment, y répandait, avec un froid glacial, une triste lumière, qui n'en dissipait qu'imparfaitement l'obscurité. L'entrepont était si bas qu'on ne pouvait y marcher que courbé, et s'y asseoir qu'à terre sur une natte, un matelas du un coussin emporté des voitures, quand on avait pu se le procurer. Bien avant le lever du soleil, les matelots commençaient à laver le bâtiment et y rendaient tout sommeil impossible. Le bruit et la fraîcheur piquante du matin réveillaient ceux qui, souvent, ne s'étaient endormis que peu d'instants auparavant, et le besoin de respirer un air moins étouffé les conduisait sur le pont, ou du moins vers cette ouverture, où l'on était de même exposé à toutes les inclémences de l'air. Le moment des repas était peut-être plus triste encore que celui du réveil. Les ustensiles nécessaires manquaient, et la manière dont on distribuait successivement à chacun sa portion, tout autour de ce lieu si incommode et si sombre, était bien faite pour ôter l'appétit. Tous lessoirs, un chapelain de Mesdames, à genoux près d'une lampe qui n'éclairait que lui, récitait des prières, auxquelles chacun répondait, du triste lit sur lequel il s'était retiré. Ensuite on cherchait à dormir; mais les longues heures de la nuit, dont tant d'inquiétudes et de malaise se réunissaient pour troubler le repos, étaient encore plus cruelles que les heures qui s'étaient écoulées pendant la journée. On aura peine à croire qu'à travers tant de souffrances morales et de privations de tous genres, Madame Adélaïde, dont la santé n'était pas altérée, conserva constamment sa vivacité, sa gaîté même, et n'était occupée qu'à ranimer la fermeté quelquefois ébranlée des personnes qui l'entouraient. (Note du comte César de Chastellux.) Après le départ du comte de Corbara, on se trouva plus tranquille sur l'état du pays, dans lequel le royalisme s'était ranimé jusqu'à l'enthousiasme; mais on vit un jour paraître, à l'entrée de la rade, un bâtiment de huit canons, portant pavillon impérial. Le patron du trabaccolo s'empressa d'arborer le pavillon du Roi de Naples, et, sur-lechamp, le bâtiment sortit de la rade. Cette manœuvre fit juger que c'était un corsaire, et apprit que l'on pourrait être enlevé très facilement au milieu de cette grande rade. On se rapprocha de la ville, mais |