Il n'y a pas de fixité dans la nature. L'univers est fluide et volatil. La permanence est un mot dont le sens n'est que relatif. Notre globe vu par Dieu est une loi transparente et non pas une masse opaque de faits. La loi dissout le fait et le rend fluide. Notre culture individuelle est la domination d'une idée qui entraîne après elle toute l'escorte des cités et des institutions. Élevons-nous vers une autre idée, et cités et institutions vont disparaître. La sculpture grecque est tout entière fondue, absolument comme si ses statues eussent été de glace; ici et là restent seulement quelque figure solitaire ou quelque débris isolé semblables aux monceaux et aux traces de neige que nous rencontrons encore aux mois de juin et de juillet dans les fraîches vallées et dans le creux des montagnes; car le génie qui créa cette sculpture crée maintenant d'autres choses dans d'autres lieux. Les lettres grecques ont résisté davantage à l'action du temps, mais subissent déjà la même sentence fatale et tombent dans le gouffré inévitable que la création de nouvelles pensées ouvre pour tout ce qui est ancien. Les nouveaux continents sont bâtis avec les ruines d'une vieille planète; les nouvelles races se nourrissent avec les débris des races précédentes. Les nouveaux arts détruisent les anciens; les machines hydrauliques ont rendu inutiles les aqueducs; la poudre à canon, les fortifications; les chemins de fer, les routes et les canaux; les bateaux à vapeur, les vaisseaux à voiles; l'électricité, les bateaux à vapeur. Vous admirez cette tour de granit, qui a essuyé et surmonté les coups que lui ont portés tant de siècles. Cependant, une faible petite main a bâti ses larges murailles, et l'ouvrier est meilleur que l'édifice. La main qui l'a construit peut plus vite encore le renverser. Préférable à la main et plus agile qu'elle fut l'invisible pensée qui le construisit et le façonna, et ainsi der rière l'imparfait et rugueux effet se cache une belle cause qui, considérée d'une manière restreinte, n'est ellemême que l'effet d'une cause plus belle. Chaque chose reste permanente jusqu'à ce que son secret soit connu. Une riche condition semble aux femmes et aux enfants un fait solide et permanent; mais pour le marchand elle n'est qu'un composé de quelques matériaux, composé facile à dissoudre. Un jardin, un bon labourage, de bonnes terres semblent à l'habitant des villes des choses fixes comme une mine d'or ou une rivière; mais un bon fermier sait qu'il ne faut pas plus se fier à ces choses qu'aux promesses de la moisson. La nature nous semble séculaire et stable et a l'air de nous railler avec ces qualités de durée; mais ce fait a une cause comme tous les autres faits, et une fois que j'aurai compris cette cause, l'étendue de ces champs ne me paraîtra plus aussi immuable, ces arbres ornés de feuilles ne m'apparaîtront plus avec autant de solennité. La permanence n'est qu'un mot relatif et qui implique des degrés infinis. Toute chose n'est qu'un intermédiaire. Les globes célestes ne sont pas des limites plus fortes pour la force spirituelle que les yeux d'une chauve-souris. La clef qui ouvre à l'homme toutes les portes du monde est la pensée. Quoique brusque et défiant, il a un gouvernail auquel il se fie, c'est l'idée qui lui sert à classifier tous les faits. Il ne peut se réformer que par la rencontre d'une nouvelle idée qui commande à l'ancienne. La vie de l'homme est un cercle dans lequel il tourne, qui, partant d'un rayon imperceptible, s'étend de tous côtés en cercles nouveaux et plus larges, et cela indéfiniment. L'espace qu'embrassera cette génération de cercles naissant les uns des autres dépend de la force ou de la véracité de l'âme individuelle. Car chaque pensée qui est née d'une certaine vague de circonstances, par exemple d'un empire, des règles d'un art, d'un usage local, d'un rite religieux, fait un effort inerte pour rester au sommet où elle s'est placée, pour s'y solidifier et y prendre racine. Au contraire, si l'âme est vive et forte, elle brise ses limites de tous côtés, trace un autre orbite dans le profond infini et se précipite dans un plus grand flot de circonstances, qui, à leur tour, s'efforcent de s'arrêter et de s'enchaîner. Mais le cœur refuse de s'emprisonner dans ses premières et dans ses plus faibles impulsions; il tend déjà avec une grande force à aller plus avant, il tend à des expansions immenses et innombrables. Chaque fait extrême n'est que le commencement d'une nouvelle série de faits. Chaque loi générale n'est qu'un fait particulier d'une loi plus générale qui va bientôt se découvrir. Il n'y a pour nous ni portes fermées, ni murailles, ni circonférences. Cet homme a fini son histoire; voyez comme elle est belle, achevée! comme elle imprime à toutes choses une physionomie nouvelle. Cet homme remplit le ciel entier. Mais voilà que d'un autre côté se lève aussi un homme qui trace à son tour un cercle autour de celui que nous venons de déclarer le dessin exact de la sphère. L'homme qui a parlé le premier n'est déjà plus l'homme parfait; il est simplement celui qui a parlé le premier. Le seul moyen qu'il ait de se réhabiliter, c'est de tracer immédiatement un cercle encore plus large que celui de son antagoniste. Ainsi agissent les hommes, les uns avec les autres. Le résultat de la science d'aujourd'hui, qui hante notre esprit, qui nous tourmente et auquel nous ne pouvons échapper, sera renfermé simplement comme exemple dans une généralisation plus hardie. Dans la pensée de demain, il y a une force qui enlèvera et pèsera toutes tes croyances, les croyances et les littératures de toutes les nations, et qui t'arrangera et t'ouvrira un ciel qu'aucun rêve épique n'a encore décrit. Chaque homme n'est pas tant un travailleur dans le monde, qu'une suggestion et un pressentiment de ce qu'il pourrait être. Les hommes marchent comme de vivantes prophéties d'un âge prochain. Degré après degré, nous montons l'échelle mystérieuse; les degrés sont nos áctions; l'horizon qu'elles nous découvrent est une nouvelle force. Chaque résultat séparé est jugé et refoulé par celui qui suit. Chacun de nous semble être contredit par les faits nouveaux; il n'est en réalité que limité par eux. Le nouveau est toujours haï par l'ancien, et semble à ceux qui vivent dans le vieil état de choses un abîme de scepticisme. Mais l'œil s'habitue bien vite à un nouvel état de choses, car l'œil et le nouveau phénomène qu'il contemple sont les effets d'une même cause; alors apparaissent l'innocence et la bienfaisance de ce nouvel ordre, qui luimême, lorsqu'il aura dépensé toute son énergie, pâlira et s'évanouira devant les révélations d'une nouvelle heure. Ne craignez pas les nouvelles généralisations. Ce fait que voilà semble épais et matériel, et menace de dégrader tes théories sur l'esprit. Ne lui résiste pas, car il ira en se raffinant, et élèvera tes théories sur la matière au niveau de tes théories sur l'esprit. Si nous observons le domaine de la conscience humaine, nous voyons que là non plus il n'y a pas de fixité. Aucun homme ne suppose qu'il peut être entièrement compris et qu'il peut se comprendre entièrement luimême. Si je découvre en lui quelque vérité, si je le vois reposer enfin au sein de l'àme divine, je ne conçois pas comment il aurait pu en être autrement. Il sent que la dernière chambre, le dernier cabinet de son âme ne furent jamais ouverts; qu'il y a toujours en lui un résidu inconnu, impossible à analyser. Tout homme croit qu'il y a en lui des possibilités plus grandes que les actes précédents et actuels de son existence. Nos humeurs ne s'accordent pas entre elles. Aujourd'hui, je suis plein de pensées, et je puis écrire ce qui fait la joie de mon intelligence. Je ne vois aucune raison pour ne pas avoir demain la même pensée, la même puissance d'expression. Ce que j'écris, pendant que je l'écris, me semble la chose du monde la plus naturelle; mais hier pourtant je voyais un vide effrayant là où je vois aujourd'hui tant de choses, et je suis sûr que dans un mois d'ici je me demanderai quel est celui qui écrivait tant de pages d'un seul jet. Hélas! quelle foi infirme! quelle volonté timide! quelles vastes oscillations d'un flot immense je suis un dieu dans la nature, je suis une herbe au pied d'un mur. L'effort continuel pour s'élever au-dessus de soi-même, pour atteindre un sommet supérieur à celui que nous avons atteint en dernier lieu, se traduit de lui-même dans les relations de l'homme. Nous avons soif d'approbation; cependant nous ne pouvons pardonner à celui qui nous approuve. L'amour est ce qu'il y a de plus doux dans la nature; cependant si je possède un ami, je suis tourmenté par le sentiment de mes imperfections. Cet amour de moi accuse mon compagnon; car s'il était assez élevé pour pouvoir me dédaigner, alors je l'aimerais, et je ferais servir mon affection à m'élever vers des hauteurs nouvelles. On peut suivre les progrès d'un homme dans les chœurs successifs de ses amis. Pour chaque ami qu'il abandonne en vue de la vérité, il en gagne un meilleur. Comme je me promenais dans les bois en rêvant à mes amis, je me demandais pourquoi je jouerais avec eux à ces jeux idolâtres. Lorsque je ne m'aveugle pas volontairement, je connais et je sais très bien quelles sont les limites où s'arrêtent les mérites des personnes hautes et dignes. Elles sont riches, nobles et grandes, grâce à la libéralité de nos discours; mais la vérité est triste. O esprit béni que j'abandonne pour |