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tits, ainsi nos pedantes vont pillotant la science dans les livres, et ne la logent qu'au bout de leurs lèvres, pour la dégorger seulement et la mettre au vent. Mais qui pis est, leurs écoliers et leurs petits ne s'en nourrissent et alimentent non plus, ains elle passe de main en main, pour cette seule fin d'en faire parade, d'en entretenir autrui et d'en faire des contes. Nous savons dire: Cicéron dit ainsi; voilà les opinions de Platon ; ce sont les mots mêmes d'Aristote. Mais nous, que disons-nous nous-mêmes? Qu'opinons-nous? Que jugeons-nous? Autant en ferait bien un perroquet. » Une telle science, visiblement est inutile. Bien plus, elle fait déchoir du sens commun.

«Mon vulgaire Perigordin appelle fort plaisamment << Lettreferits » ces savanteaux comme si vous disiez «<lettre-ferus », auxquels les lettres ont donné un coup <«< de marteau, comme on dit. De vrai, le plus souvent, <<< ils semblent être ravalés même du sens commun. << Car le paysan et le cordonnier, vous leur voyez al« ler leur train, parlant de ce qu'ils savent; ceux-ci « pour se vouloir élever et gendarmer de ce savoir <«< qui nage en la superficie de leur cervelle, vont << s'embarrassant et empêtrant sans cesse. Il leur échappe de belles paroles; mais qu'un autre les << accommode. Ils connaissent bien Galien, mais nulle«<ment le malade. Ils nous ont déjà rempli la tête << de lois, et cependant n'ont pas encore conçu le nœud << de la cause. Ils savent la théorique de toutes choses, <«< cherchez qui la mette en pratique. »

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Où Montaigne veut-il en venir?

Car, bien avant que Montaigne écrivit ces critiques, elles couraient les rues; et les meilleurs esprits cherchaient les moyens de garnir l'intelligence et non de charger la mémoire : nommons dans les pays d'humeur et d'esprit latin, Vivès, Érasme, Rabelais, Ra

mus.

Ces prédécesseurs de Montaigne ne donnent pas la même valeur aux mêmes études, et Vivès par exemple attribuera à l'étude des langues un coefficient plus fort; au contraire Rabelais croira plus importante celle de la nature. Mais à cette différence près, ils s'accordent dans l'idée qu'ils se font de l'éducation. Ils veulent armer l'enfant des connaissances les plus amples et les plus utiles qu'il se pourra; ils croient que, grâce à ces connaissances progressivement acquises et bien digérées, l'enfant aura l'esprit droit, saura vivre, sera un homme. Bref, ils se préoccupent de déterminer ce qu'il faut enseigner, et de quelle manière il faut l'enseigner: une revision des programmes, une revision des méthodes, c'est leur ambition et leur

œuvre.

Eh bien, Montaigne a d'autres ambitions.

S'adresser à la mémoire, c'est ne rien faire, que du mal; s'adresser à l'intelligence, c'est ne pas faire beaucoup plus. Il faut que le savoir pénètre au delà de ces superficiels réservoirs; qu'il aille jusqu'au fond de l'âme, qu'il y atteigne le secret et premier principe de notre être particulier. « Il ne faut pas attacher le savoir à l'âme, il l'y faut incorporer; il ne l'en faut pas arroser, il l'en faut teindre. »

Toute sorte de savoir n'est pas capable d'entrer ainsi dans la substance de notre vie; ce que nous apprendrons sur l'Épicycle de Mars, restera toujours en la superficie, à l'extérieur de l'âme. Ni le carré de l'hypothénuse, ni l'opinion d'Aristote sur la place de l'âme, ni la manière de faire la poudre à canon, ni les théories de Copernic, n'importent beaucoup à notre vie intérieure, et à la formation de notre personnalité réelle; ces connaissances-là trouveront place dans nos discours, nous donneront les moyens de nous enrichir, de devenir les maîtres du monde, elles ne toucheront à rien de ce qui est nous-mêmes. Elles changeront les conditions extérieures de notre existence, et nos apparences; mais après tout un sot ignorant en devenant savant deviendra tout simplement un sot savant, et un fripon, un savant fripon. Mais au delà de la mémoire, au delà de l'intelligence, dominant l'intelligence, mettant en usage et en service ce que l'intelligence garde en dépôt, il y a ce qui fait l'homme : l'entendement et la conscience.

L'entendement et la conscience vont de pair, et peutêtre ne sont-ils qu'une même qualité. La philosophie moderne a donné au mot entendement un sens strict et précis c'est la faculté qui élabore les idées générales; c'est là que naissent les concepts et que s'organisent les raisonnements. Pour Montaigne c'est le don de voir les choses telles qu'elles sont, et d'en juger directement avec bon sens. Le chevalier Méré, l'ami de Pascal, nous rapporte que Mme de Sablé louait Montaigne de « dire des choses ». Mme de Sablé louait ainsi

MONTAIGNE.

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l'entendement de Montaigne. Et la conscience c'est l'entendement s'appliquant aux choses où il y a de la moralité. «< Astiages, en Xénophon, raconte Montaigne, de<< mande à Cyrus compte de sa dernière leçon : C'est, dit-il, qu'en notre école un grand garçon, ayant un petit sayon, le donna à un de ses compagnons de plus petite taille, et lui ôta son sayon qui était plus grand. Notre précepteur m'ayant fait juge de ce diffé«rent, je jugeai qu'il fallait laisser les choses en cet « état, et que l'un et l'autre semblait être mieux ac«< commodé en ce point sur quoi il me remontra que j'avais mal fait, car je m'étais arrêté à considérer <«< la bienséance, et il fallait premièrement avoir pourvu «< à la justice, qui voulait que nul ne fût forcé en ce qui lui appartenait. »

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Voilà ce qu'est l'entendement et la conscience, et voilà ce qu'il est essentiel avant tout de former. « Si notre âme n'en va un meilleur branle, si nous n'en avons le jugement plus sain, j'aimerais aussi cher que mon écolier eût passé le temps à jouer à la peaume. »

Eh bien, possédons-nous des moyens de donner à l'âme un meilleur branle, de rendre le jugement plus sain, de former l'entendement et la conscience? Ces moyens ne sont-ils pas autres que ceux dont on use pour former et armer l'intelligence? Montaigne le croit, l'affirme, et bientôt, il nous dira ces moyens; il nous les enseignera dans le chapitre de l'Institution des Enfants.

Ainsi, retenons bien ces prémisses : l'acquisition de la sagesse et l'acquisition de la science sont indépendantes

l'une de l'autre ce sont deux routes différentes, deux mondes autonomes. L'erreur des pédagogues a été de les confondre, de se figurer que l'acquisition de la science entraînait celle de la sagesse; et tout au moins de ne pas s'appliquer aux moyens propres à rendre sage.

Vivès donc enseignera le latin et le grec à son disciple, l'enverra dans cette Académie idéale qu'il rêve, et l'instruira de rhétorique et de dialectique, d'histoire, de mathématique, de métaphysique; il réussira si bien que le disciple aura fait siennes toutes ces précieuses acquisitions. Rabelais éveillera Gargantua à quatre heures du matin; lui enseignera les signes où entre le soleil de cette journée, lui fera répéter les lectures de la veille, en y « fondant quelques cas pratiques concernant l'état humain », le tiendra à de nouvelles lectures pendant trois bonnes heures; à table même il lui dira « les passages compétents de Pline, Athénée, Dioscoride, Julius Pollux, Galen, Porphyre, Opian, Polybe, Héliodore, Aristoteles, Elian et autres »; et par mathématiques, la musique, les exercices physiques, l'étude des anciens, les visites aux artisans, que sais-je encore? il arrivera au bout de la journée. Comme Gargantua est un prodigieux géant, cette culture intensive de l'intelligence ne lui nuira pas, et sur ses fortes épaules il portera avec aisance sa tête devenue une encyclopédie.

les

Tout ce qu'a ainsi conseillé Vivès, tout ce que Rabelais a rêvé, c'est l'acquisition de la science, ce n'est pas l'affaire de Montaigne. Son affaire à lui, c'est l'acquisi

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