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celui qui remplit nonchalamment ce devoir et fait attendre ses créanciers jusqu'à les ennuyer. Mais peutêtre que ce dernier a sa manière de considérer ce devoir et se demande : quelle dette dois-je payer d'abord, mes dettes envers les riches ou mes dettes envers les pauvres? mes dettes d'argent, ou mes dettes de pensée envers le genre humain et de génie envers la nature? Pour vous, ô courtiers! il n'y a pas d'autres principes que l'arithmétique. Pour moi, le commerce est d'une importance triviale; l'amour, la foi, la vérité du caractère, l'aspiration de l'homme, voilà les choses qui me sont sacrées; je ne puis, comme vous, détacher un devoir de tous mes autres devoirs et concentrer mécaniquement mes forces sur la pensée du payement de l'argent. Laissez-moi continuer de vivre, et vous verrez que, bien que plus lentement, par le progrès de mon caractère, je liquiderai toutes ces dettes, sans pour cela avoir besoin de faire tort à de plus hauts devoirs. Si un homme se dévouait entièrement au payement de ses notes, est-ce qu'il ne commettrait pas d'injustice? ne doit-il rien que de l'argent? et toutes les réclamations qui peuvent lui être adressées lui sont-elles faites par le propriétaire ou le banquier?

Ainsi, il n'y a pas de vertu qui soit finale; toutes ne sont qu'initiales. Les vertus de la société ne sont que les vices du saint. La terreur des réformes, c'est la découverte que nous devons rejeter nos vertus ou ce que nous avons estimé tel dans le même gouffre qui a déjà englouti nos vices les plus grossiers.

La plus haute puissance des divins moments, c'est qu'ils peuvent abolir nos contritions. Je m'accuse journellement de paresse et d'insouciance; mais lorsque les vagues de la Divinité coulent en moi, je ne regrette ni ne m'inquiète pas plus longtemps du temps perdu. Je ne calcule pas davantage mesquinement mes progrès

possibles, par ce qu'il me reste encore du mois ou de l'année à parcourir, car ces divins moments nous confèrent une sorte d'omniprésence et d'omnipotence qui ne demande rien à la durée, mais voit que l'énergie de l'esprit est en rapport exact avec l'œuvre à accomplir, sans le secours du temps.

Mais j'entends d'ici quelque lecteur s'écrier: Et ainsi donc, ô philosophe des cercles, vous voilà arrivé à un beau phyrrhonisme, à une équivalence et à une indifférence de toutes les actions, et vous nous apprendriez volontiers que si nous sommes vrais, nos crimes eux-mêmes peuvent être les pierres vivantes qui serviront à construire les temples du vrai Dieu.

Je ne me soucie pas de me justifier. J'avoue que je suis réjoui en voyant la prédominance du principe du sucre à travers toute la nature végétale, et que je ne le suis pas moins en voyant cette inondation invincible du principe du bien dans chaque coin et dans chaque fente que l'égoïsme a laissé ouvert, et bien plus, dans l'égoïsme et dans le péché eux-mêmes; si bien qu'aucun mal n'est pur du bien et que l'enfer lui-même n'est pas sans ses satisfactions. Mais puisque j'ai encore ma tête sur mes épaules et que j'obéis à mes élans, je ne laisserai personne rappeler à ma place au lecteur que je ne suis qu'un expérimentateur. N'accordez pas la moindre valeur à ce que je fais, ne jetez pas le moindre discrédit sur ce que je ne fais pas, comme vous pourriez le faire si je prétendais établir la vérité ou la fausseté de quelque chose. Je déplace toutes choses; aucuns faits ne sont sacrés pour moi, aucuns ne sont profanes; comme un chercheur sans fin, j'expérimente simplement sans me rattacher aucunement au passé.

Cependant cet incessant mouvement, cette progression que partagent toutes les choses ne peuvent devenir sensibles pour nous que par le contraste de quelque

principe de stabilité et de fixité dans l'âme. Tandis que se poursuit l'éternelle génération des cercles, l'éternel générateur reste immobile. Cette vie centrale est supérieure à la science et à la pensée et contient en elle tous ses cercles. Ce générateur central s'efforce de créer une vie et une pensée aussi larges et aussi excellentes que lui-même, mais en vain, car ce qui est créé nous enseigne à créer mieux.

Le sommeil, le repos, la conservation n'existent pas; toutes les choses se renouvellent, germent et fleurissent. Pourquoi dans un temps nouveau porter des reliques et des haillons? La nature abhorre l'ancien; la vieillesse semble la seule maladie qui existe, toutes les autres maladies se fondent dans celle-là. Nous appelons celle-là de noms bien divers, fièvre, intempérance, folie, stupidité, crime; toutes les maladies sont des formes de la vieillesse, sont le repos, la conservation, l'appropriation, l'inertie, et non pas la nouveauté, l'élan qui nous pousse en avant. Nous grisonnons chaque jour; je n'en vois pas la nécessité. Tandis que nous conversons avec ce qui est au-dessus de nous, nous devenons jeunes au lieu de devenir vieux. L'enfance et la jeunesse pleines d'aspirations et ouvertes à toutes les impressions, l'œil élevé religieusement vers le ciel, se comptent pour rien et s'abandonnent à l'instruction qui leur arrive de tous côtés. Mais l'homme et la femme qui ont passé la soixantaine s'arrogent le droit de tout connaître, ils foulent aux pieds leurs espérances, ils renoncent à leurs aspirations, ils acceptent l'actuel comme nécessaire et inévitable et parlent aux jeunes gens d'un ton cassant et impérieux. Qu'ils se fassent les organes de l'Esprit saint, qu'ils soient encore des amants, qu'ils contemplent la vérité, et leurs regards s'élèveront, leurs rides seront effacées et ils seront parfumés encore d'espérance, ils seront encore puissants et forts. La vieillesse

ne doit pas être pour l'esprit humain un temps de torpeur. Dans la nature, chaque moment est nouveau; le passé est toujours englouti et oublié; l'avenir seul est sacré. Rien n'est sûr que la vie de transition, les énergies de l'esprit passant indéfiniment d'un point à un autre. Aucun serment, aucun contrat ne peuvent assez fortement enchaîner notre âme de manière à nous préserver d'un nouvel amour. Il n'y a aucune vérité, aussi sublime qu'elle soit, que la lumière de nouvelles pensées ne puisse demain faire paraitre triviale. Les hommes souhaitent de trouver leur point d'appui; cependant il n'y a pour eux d'espérance qu'autant qu'ils ne l'ont pas trouvé.

La vie est une série de surprises. Tandis qu'aujourd'hui nous sommes pour ainsi dire occupés à construire notre être, nous ne devinons pas l'humeur, le plaisir, la puissance de demain. Nous pouvons balbutier quelques mots sur les conditions plus basses de notre âme, sur des actes de routine et de sensation; mais les chefsd'œuvre de Dieu, la complète unité, les universels mouvements de l'âme sont cachés et incalculables. Je puis bien savoir que la vérité est divine et secourable, mais comment elle me secourra, je ne puis le deviner. L'homme qui avance et progresse conserve dans sa nouvelle position toutes les puissances de l'ancienne. Seulement elles se présentent avec un aspect nouveau. Il porte dans son cœur toutes les énergies du passé et pourtant elles sont en lui fraiches comme le souffle du matin. A l'entrée de cette nouvelle période qui s'ouvre pour moi, je rejette comme vaine et creuse toute ma science pesante d'autrefois. Maintenant pour la première fois, il me semble comprendre droitement toute chose. Nous ne savons pas ce que signifient les mots les plus simples, excepté lorsque nous aimons et que nous sommes pleins d'aspirations,

La différence entre les talents et le caractère est la même qui existe entre l'adresse à réparer la vieille route battue et la puissance et le courage de creuser une nouvelle route en vue de fins nouvelles et meilleures. Le caractère donne au présent une suprême puissance, embellit, remplit de joie et précise l'heure actuelle, fortifie toute la société en lui faisant voir qu'il y a beaucoup de choses possibles et excellentes auxquelles elle n'avait pas pensé. Le caractère amoindrit l'impression des événements particuliers. Lorsque nous voyons le conquérant, nous ne pensons pas beaucoup à la bataille et au succès. Nous comprenons que nous avons exagéré les difficultés; ses actions lui furent aisées. Le grand homme n'est pas convulsif, ni facile à émouvoir. Il est si éminent, que les événements passent sur lui sans lui faire beaucoup d'impression. Les hommes disent quelquefois : « Voyez comme j'ai vaincu; voyez combien je suis joyeux; voyez combien j'ai triomphé complétement de tous les noirs événements. » Mais si leurs personnes me font souvenir d'un événement néfaste quelconque, ils n'ont encore rien conquis. Est-ce une conquête que d'être un sépulcre gai ou orué, ou une femme à demi-folle riant d'une façon hystérique? La vraie conquête consiste à forcer les événements néfastes à se fondre et à disparaître comme un nuage du matin, comme un fait d'un résultat insignifiant dans l'histoire si large et si infinie déjà et qui avance toujours.

La seule chose que nous cherchons avec un insatiable désir, c'est de nous oublier nous-mêmes, d'être étonnés de notre propriété, de perdre notre embarrassante mémoire, de faire quelque chose sans savoir comment ou pourquoi, en un mot de tracer un nouveau cercle. Rien de grand ne fut achevé sans enthousiasme. Les voies de la vie sont merveilleuses; la vie procède par abandon. Les grands moments de l'histoire sont ceux

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