de lui-même qu'il est vrai, mais le sens ne le sait pas ; et qu'elle est proprement dans le jugement, non dans la simple appréhension, car tant qu'il n'y a ni affirmation ni négation, tant que je dis simplement « le cercle >> ou l'homme »>, il n'y a rien encore dans l'esprit qui soit conforme ou non conforme à ce qui est. Mais le jugement, je viens de le voir, a essentiellement rapport à l'existence, actuelle ou possible; et de même c'est essentiellement par rapport à l'existence hors de l'esprit que se prendra la vérité : « vérité d'existence >> par rapport à l'existence actuelle, comme quand je dis : Koriskos est homme ; « vérité idéale » par rapport à l'existence possible, comme quand je dis : la somme des angles d'un triangle égale deux droits. Verum sequitur esse rerum 1. Disons donc qu'au sens le plus précis du mot, la vérité est la conformité de l'acte de l'esprit unifiant deux concepts dans un jugement, avec l'existence (actuelle ou possible) d'une même chose en qui se réalisent ces deux concepts. Définition pédantesque, et qui a l'inconvénient de ne s'appliquer qu'à l'intelligence humaine et à la vérité humaine, à la pauvre vérité humaine, mais qui a l'avantage d'être aussi explicite que possible. En veuton une qui convienne à toute intelligence, même aux intelligences pures (dont le jugement n'est pas asservi à la composition et à la division des concepts), on dira: la vérité est la conformité de l'esprit avec l'être, selon qu'il dit être ce qui est, et n'être pas ce qui n'est pas 3. XI. J'ai parlé de la vérité de l'intelligence. L'intelligence est vraie, selon qu'elle juge la chose comme elle est. Mais les choses aussi sont vraies, selon qu'elles sont conformes à l'intelligence dont elles dépendent : à 1. Saint THOMAS, de Veril., q. 1, a. 1, 3o sed contra. Cf. In Boet de Trinit.« Prima quidem operatio [intellectus] respicit ipsam naturam rei, secunda operatio respicit ipsum esse rei. » 2. Cf. Saint THOMAS, in Metaph. Aristot., lib. IV, lect.; 8, n. 651. l'intelligence humaine, pour les œuvres de notre art; à l'intelligence divine, pour les choses de la nature. Vérité de l'intelligence comme vérité de la chose, c'est toujours adæquatio rei et intellectus. Or, en Dieu, non seulement il y a conformité entre son être et son intelligence, mais « son être est son acte même d'intellection. Et son intellection est la mesure et la cause de tout autre être et de toute autre intelligence. Et lui-même il est son être et son intellection. D'où il suit que non seulement la vérité est en lui, mais qu'il est la Vérité elle-même, souveraine et première »1. C'est ainsi que saint Thomas répond à Pilate. 1922. 1. Saint THOMAS, Sum. theol., I, q. 16, a. 5.-Sur la théorie thomiste de la vérité, voir Jean de Saint-Thomas, Curs. theol., t. IV, disp. II. CHAPITRE II LA VIE PROPRE DE L'INTELLIGENCE I N doit regarder l'invasion des philosophies idéalistes dans une civilisation comme un symptôme de vieillissement. C'est proprement la sclérose de l'intelligence. L'idéalisme s'attaque à la vie propre de l'intelligence, il la méconnaît radicalement tout en prétendant l'exalter. En même temps et par là même on le retrouve à la racine de tous les maux dont l'esprit souffre aujourd'hui. Si la pensée n'est en contact qu'avec elle-même et elle seule, s'il est absurde de concevoir, comme on dit, un dehors à la pensée, il suit que notre raison ne peut pas atteindre les choses elles-mêmes, ni a fortiori les objets supra-sensibles: voilà le dogme agnostique ; il suit également qu'elle ne saurait reconnaître un ordre de réalité dit naturel, distinct d'un autre ordre de réalité dit surnaturel, ni une vérité première subsistant hors de cette même raison humaine et qui lui communiquerait du dehors une vie et des certitudes qui ne soient pas déjà en elle : voilà la formule métaphysique du naturalisme; il suit enfin que notre raison exige de jouir en chacun de nous d'une autonomie parfaite, et nous impose pour premier devoir de « réaliser notre personnalité » en excluant tout magistère proprement dit, et plus généralement toute relation de dépendance à l'égard d'autrui : voilà sous son aspect le plus foncier le principe de l'absolue aúτápxɛia de l'individu. C'est ainsi que l'idéalisme, qu'on pourrait appeler la méconnaissance systématique de l'autre en tant qu'autre, fausse la notion même de la connaissance, la notion même des rapports de l'homme avec Dieu, la notion même de la personnalité. 2. L'idéalisme s'est introduit dans la pensée moderne avec la réforme cartésienne et par elle. C'est là une vérité historique que certains critiques, encore illusionnés par le spiritualisme « engageant et hardi » du philosophe du cogito, ont récemment cherché à contester, mais qui s'impose d'une manière absolue à qui considère l'esprit et la logique essentielle des doctrines. Sans doute Descartes n'a pas nié l'existence du monde extérieur ni la possibilité d'atteindre des choses existant hors de nous, sans doute il n'a pas voulu ni prévu tout ce qui sortirait du germe qu'il insinuait dans l'intelligence, il a néanmoins introduit ce germe, posé les principes qui devaient nécessairement rendre la pensée prisonnière du pseudo-problème et de la pseudo-solution idéalistes. Kant s'est glorifié de sa fameuse révolution copernicienne, par l'effet de laquelle les choses tournent autour de notre esprit, et se règlent sur lui, tandis qu'auparavant notre esprit était réglé par les choses. Il y a eu une révolution cartésienne de non moindre importance, un premier renversement de l'ordre qui seul a rendu possible le renversement kantien. Descartes, repoussant la distinction, classique dans l'ancienne philosophie, entre l'ordre de la connaissance humaine et l'ordre de l'être, refuse de partir des choses et de l'expérience sensible; c'est par Dieu lui-même qu'il veut débuter, le cogito n'étant qu'un indispensable tremplin pour s'installer d'un bond dans la véracité divine, et de là construire la science d'une façon purement déductive, au sein de la pure pensée. Avec son souci d'aller vite en besogne et de courir aux solutions expéditives, il ne s'est pas rendu compte de ce qu'il faisait ainsi en réalité. En réalité une telle présomption ne détruisait pas seulement la hiérarchie de nos vertus intellectuelles, la métaphysique devenant à vrai dire, non plus le couronnement de notre savoir, mais l'introduction à la science des phénomènes et à la domination pratique de la nature; une telle présomption philosophique revenait à transporter la science humaine dans les conditions de la science créatrice (voilà le principe secret du panthéisme ouvert ou dissimulé des grands systèmes métaphysiques de la fin du xviie siècle), et tout d'abord à concevoir notre raison sur un type angélique, à mêler l'empreinte des esprits purs à la pensée humaine Descartes ne prétend-il pas remplacer le syllogisme par l'intuition, par une intuition à vrai dire multiple et discontinue, comme une succession de coups d'œil angéliques? Ne veut-il pas que nos idées soient innées, et se résolvent dans la vérité même des idées divines, comme celles des purs esprits? Que nous ne connaissions rien qu'en nous connaissant d'abord nous-mêmes, comme il arrive pour les anges? Ne tient-il pas notre raison pour naturellement si achevée en bonté que le bon sens suffit (avec la méthode) pour pénétrer dans les secrets des plus curieuses sciences, et qu'il n'est pas plus besoin de perfectionnements intrinsèques ou d'habitus pour l'entendement humain que pour l'intelligence de l'ange dans l'ordre naturel? Or nous avons là, dans la révolution cartésienne ainsi envisagée, une première raison séminale, à coup sûr très générale et indéterminée, mais très réelle et |