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propriétés essentielles, ou lui donner des propriétés qui s'excluent mutuellement : il ne peut produire un être matériel et immatériel tout à la fois. Un tel être seroit une chimère. Il ne peut perdre l'étendue et devenir immatériel, qu'en cessant d'être matériel. L'auteur, pour vouloir ainsi se soustraire à une contradiction inévitable, tombe dans une autre qui est encore plus manifeste.

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L'alarme causée par le paradoxe dont il s'agit ne retentit pas seulement dans le camp des dévots et des théologiens anglois, comme le dit Voltaire. Des philosophes même, dont quelques-uns faisoient profession d'une grande liberté de penser, s'élevèrent fortement contre cette nouveauté, et en signalèrent les funestes conséquences. Tel fut entr'autres le fameux Bayle, qui s'en exprimoit en ces termes : « Rien ne me paroît fondé sur des idées plus claires et plus distinctes que l'immatérialité de tout ce qui pense ; et néanmoins il y a dans le christianisme des philosophes qui soutiennent que l'étendue peut devenir capable de penser. Et ce sont des philosophes d'un très-grand esprit et d'une méditation très-profonde.... Ces philosophes ne croientils pas que sur un tel fondement les anciens païens ont pu s'égarer jusqu'à dire que toutes

les substances intelligentes ont commencé, et qu'éternellement il n'y avoit que de la matière? On ne prévient pas l'inconvenient par le correctif que la matière ne devient pensante que par un don tout particulier de Dieu. Cela n'empêcheroit pas qu'il ne fût vrai que de sa nature elle est susceptible de la pensée, et que pour la rendre actuellement pensante il suffit de l'agiter et de l'arranger d'une certaine façon. D'où il suit qu'une matière éternelle, sans aucune intelligence, mais non sans mouvement, eût pu produire des dieux et des hommes, comme les poëtes et quelques philosophes du paganisme l'ont débité follement. >> ·(1)

Leibnitz regardoit bien Locke comme un homme d'une pénétration peu ordinaire; il trouvoit même dans ses ouvrages une infinité de belles pensées; (2) mais il n'avoit pas en général une idée très-favorable de sa métaphysique, qu'il traitoit de superficielle, ni de sa philosophie, qui lui paroissoit dangereuse pour la religion et la morale. Il pensoit que

(1) Dict. crit., art. Diogène d'Apollonie, rem. C. Art. Jupiter, rem. G.

(2) Réflexions sur l'Essai sur l'entendem. humain.
Tome I

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sur la nature de l'âme en particulier elle étoit fort défectueuse; qu'elle ne tendoit à rien moins qu'à renverser les principes sur lesquels on fonde communément son immortalité. (1) «Il semble, écrivoit-il à la princesse de Galles, que la religion naturelle s'affoiblit extrêmement en Angleterre. Plusieurs font les âmes corporelles. M. Locke et ses sectateurs doutent au moins si les âmes ne sont pas matérielles et naturellement périssables. » (2) Clarke, en convenant de cette tendance générale des esprits, n'osoit pas justifier entiè rement ce philosophe d'y avoir contribué par ses écrits. «Il y a quelques endroits dans les écrits de M. Locke, dit-il, qui pourroient faire soupçonner avec raison qu'il doutoit de l'immatérialité de l'âme: mais il n'a été suivi en cela que par quelques matérialistes, qui n'ap

prouvent presque rien dans les ouvrages de

M. Locke, que ses erreurs. » (3) Le jugement que portèrent alors des hommes, tels que Bayle, Leibnitz, Clarke et autres, sur l'hypo

(1)- Epist. ad Kortholt, tom. 5, pag. 504. -- Lettre à M. Remond, 14 mars 1714.

(2) Lettre de nov. 1715.

(5) Prem. réplique à M. Leibnitz.

thèse du philosophe anglois, et sur ses dangereuses conséquences, dont les effets se faisoient déjà sentir, est, comme on voit, bien différent de celui de La Harpe. Ce critique prétend que les matérialistes ont abusé des principes de Locke, en les outrant à l'excès, et qu'il étoit bien loin de se douter qu'ils se feroient une arme contre Dieu même de ses principes sur les idées originaires des sens, et sur la possibilité de la matière pensante. Il paroît, au contraire, d'après la discussion dans laquelle nous sommes entrés, et par ce qui vient d'être rapporté de ces trois célèbres écrivains, que ces conséquences sont assez naturelles; que les matérialistes d'alors savoiert parfaitement bien les tirer, et que le reproche de contradiction tombe moins sur eux que sur celui qui leur avoit mis entre les mains une arme si dangereuse.

X. Dans les principes de la saine philosophie, la spiritualité et l'immortalité de l'âme ont entr'elles un rapport immédiat. C'est ce rapport que les philosophes modernes se sont efforcés de rompre, afin de détruire l'un par l'autre ces deux attributs, en les considérant séparément, ou plutôt en les opposant l'un à l'autre, pour les combattre avec plus d'avantage. Les ennemis de l'immortalité de l'âme

semblent presque toujours ne diriger leurs ar gumens que contre sa spiritualité, bien convaincus qu'après avoir frappé celle-ci, celle-là tombera d'elle-même. Pour mieux se déguiser dans ce genre de combat, sous un faux masque de religion, ils affectent de représenter la question sur la nature de l'âme comme une question purement philosophique, où la foi n'est nullement intéressée : ils vont chercher dans l'Ancien-Testament des preuves, au moins négatives, de ce paradoxe : ils allèguent quelques pères de l'Eglise, qui, disent-ils, croyoient l'âme matérielle, et cependant éter nelle: enfin ils soutiennent que rien n'empêche que Dieu ne puisse lui accorder le don de l'immortalité, quand bien même elle ne seroit pas spirituelle de sa nature.

Il s'en faut cependant de beaucoup que ce soit là une question purement philosophique; elle appartient également à la raison et à la religion. Jésus-Christ n'en fait pas un point particulier de la doctrine qu'il est venu enseigner aux hommes; il suppose cette vérité dans ceux à qui il adresse ses leçons, comme en étant suffisamment instruits par la simple raison. Quand il leur parle de la fin de l'homme, quand il leur prescrit les devoirs de la loi, quand il leur promet l'immortalité bienheu

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