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premièrement des choses, secondement des idées. Ainsi que les plantes convertissent les minéraux en nourriture pour les animaux, ainsi chaque homme convertit quelque rudiment matériel de la nature en quelque chose d'utile à l'homme. Les inventeurs du feu, de l'électricité, du magnétisme, du fer, du plomb, du verre ; de la toile, de la soie, du coton; les inventeurs d'outils, l'inventeur du système décimal, le mécanicien, le musicien ont ouvert chacun, dans sa voie, une route facile pour tous les hommes à travers des confusions impossibles et inconnues. Chaque homme, par des liens secrets, est enchaîné à quelque district de la nature dont il est l'agent et l'interprète; comme Linnée l'est des plantes, Huber des abeilles, Fries des lichens, Van Mons des poires, Dalton des formes atomiques, Euclide des lignes, Newton des fluxions.

L'homme est le centre de la nature, et de ce centre, il noue et établit des relations avec chaque chose fluide ou solide, matérielle ou élémentaire. La terre roule, chacune de ses mottes et de ses pierres arrive à son tour à son méridien, de sorte que chaque organe, chaque fonction, chaque acide, chaque cristal, chaque grain de sable ont une relation avec le cerveau de l'homme. Ces choses attendent longtemps, mais leur tour vient enfin. Toute plante a son parasite, toute chose créée son amant et son poëte. Justice a déjà été rendue à la vapeur, au fer, au bois, au charbon, à l'aimant, à l'iode, au blé, au coton; mais combien ils sont peu nombreux les matériaux utilisés jusqu'à présent par nos arts! La masse des créatures et des qualités est encore cachée et expectante. Il semble que chacune d'elles attende, comme les princesses enchantées dans les contes de fées, un libérateur humain prédestiné. Chacune d'elles doit être désenchantée et marcher à la lumière du jour sous une forme humaine. L'histoire des

découvertes semble nous montrer que la vérité, mûre déjà ou encore latente, s'est formé un cerveau pour la pénétrer et la comprendre. L'aimant doit se faire homme et s'incarner dans un Gilbert, dans un Swedenborg, dans un Oerstedt avant que l'esprit humain en général arrive à s'entretenir de sa puissance.

Si nous nous limitons aux premiers avantages, nous voyons qu'une grâce sobre est attachée aux royaumes minéraux et botaniques; grâce qui, dans les moments les plus élevés, se manifeste à nous comme le charme de la nature. La lumière et les ténèbres, la chaleur et le froid, la faim et l'assouvissement de la faim, le doux et l'amer, le solide, le liquide et le gaz nous entourent, comme d'une guirlande de plaisirs, et par leur agréable querelle trompent les jours de notre vie. L'œil répète chaque jour le premier éloge des choses, « il vit que cela était bon.»> Nous savons où les trouver leurs avantages, et ces artisans de nos plaisirs gagnent en agréments et en utilité après quelques expériences et après avoir servi quelque temps à nos besoins. Nous sommes, en outre, destinés à conquérir de plus hauts avantages. Quelque chose manque à la science jusqu'à ce qu'elle se soit humanisée. La table des logarithmes est une chose, mais son application vitale, son rôle dans la botanique, la musique, l'optique et l'architecture en sont une autre. Les mathématiques, l'anatomie, l'architecture, l'astronomie ont des progrès et des alliances dont nous ne nous doutons pas d'abord, et qui, par leur union avec la volonté et l'intelligence, s'élèvent peu à peu dans les sphères de la vie et se manifestent dans la conversation, le caractère et la politique.

Mais cela vient plus tard. Nous ne parlons maintenant que de nos relations avec ces choses dans leur propre sphère, et de la manière dont elles semblent attirer vers elle, quelque grand génie, qui s'occupe toute

sa vie durant d'une seule d'entre elles. La possibilité de l'interprétation consiste dans l'identité de l'observateur avec la chose observée. Chaque chose matérielle a son côté céleste, possède au-delà de l'humanité sa traduction dans la sphère spirituelle et céleste où elle joue un rôle aussi indestructible qu'aucune autre chose. Toutes les choses montent continuellement vers ces hauteurs spirituelles où elles trouvent leur fin. Les gaz se condensent en firmament solide; la masse chimique se transforme en plante et croit, arrive jusqu'à l'homme et pense. Mais, en outre, l'objet du mandat détermine le vote du représentant. L'homme n'est pas seulement représentant des choses, mais encore participant aux choses. Le semblable ne peut être connu que par le semblable. La raison qui explique comment l'homme connaît les choses, c'est qu'il fait partie d'elles, qu'il est sorti comme elles de la nature. L'homme, chlore animé, connaît naturellement les propriétés du chlore; zinc incarné, il a la connaissance du zinc. Leurs qualités déterminent sa carrière; il peut bien publier leurs vertus, car ces vertus le composent lui-même. L'homme, formé de la poussière du monde, n'oublie pas son origine, et toutes les choses qui sont encore inanimées raisonneront un jour et parleront. La nature, inédite encore, verra tous ses secrets expliqués. Nous pouvons dire que ses montagnes se pulvériseront en d'innombrables Werners, Van Buchs, Beaumont, et que le la boratoire de l'atmosphère contient dans ses alambics je ne sais combien de Berzélius et de Davys non encore dégagés.

Ainsi, nous nous asseyons auprès de notre foyer, et nous sommes, pour ainsi dire, répandus jusqu'aux pôles de la terre. Cette quasi omniprésence supplée à l'imbécillité de notre condition. Dans un de ces jours célestes où le ciel et la terre se rencontrent et se prêtent mu

tuellement leurs ornements, il nous semble misérable de ne pouvoir jouir de cette journée que par un seul corps; nous voudrions avoir mille têtes, mille corps, afin de célébrer son immense beauté dans des lieux et des contrées innombrables. Est-ce là une imagination? de bonne foi, ne sommes-nous pas multipliés par nos voisins? Combien nous adoptons aisément leurs travaux. Chaque vaisseau qui arrive en Amérique doit sa carte marine à Colomb. Chaque roman et chaque nouvelle doivent leur existence à Homère. Chaque charpentier qui amincit le bois avec un rabot est redevable envers le génie d'un inventeur oublié. La vie de l'homme est entourée comme d'une ceinture, d'un zodiaque de sciences, des contributions des hommes qui ont péri pour ajouter à notre ciel leur étincelle de lumière. Le mécanicien, le courtier, le jurisconsulte, le physicien, le moraliste, le théologien, tout homme enfin (tout autant au moins qu'il possède quelque science), sont les dessinateurs et les régulateurs des longitudes et des latitudes de notre condition. Ces constructeurs de routes nous enrichissent de tout côté. Nous devons élargir l'arène de notre vie et multiplier nos relations. Nous gagnons autant en découvrant une nouvelle propriété dans notre vieux globe qu'en découvrant une nouvelle planète.

Nous sommes trop passifs dans la réception de ces aides matériels ou semi-matériels. Nous ne devons pas être des sacs et des estomacs. Pour monter d'un degré plus haut, disons que nous sommes mieux servis par notre sympathie. L'activité est contagieuse; l'habitude de regarder du côté où regardent les autres, de converser avec les mêmes choses, dépouille ces choses du charme qui les entourait. Napoléon disait : « Il ne faut pas combattre trop longtemps avec un même ennemi, vous finirez par lui apprendre tout votre art de la guerre. >> Causez beaucoup et souvent avec un homme d'un esprit

vigoureux, vous acquérez très vite l'habitude de voir les choses sous la même lumière que lui, et à chaque occasion vous anticipez sur sa pensée.

Les hommes sont secourus par l'intelligence et l'affection. Tout autre secours n'est qu'une fausse apparence. Si vous affectez de me donner le pain et le feu, je ne tarderai pas à m'apercevoir que j'en paye plus que le prix, et à la fin ce service me laissera tel qu'il m'a trouvé, ni meilleur, ni pire; mais toute force morale et spirituelle est un bien positif. Elle sort de vous, que vous le vouliez ou non, et me profite à moi qui n'y avais jamais songé. Je ne puis entendre parler d'un acte de vigueur personnelle, d'une grande puissance dans l'accomplissement de desseins arrêtés sans sentir en moi une fraiche résolution. Nous sommes pris d'émulation pour toutes les actions de l'homme. Le jugement porté par Cecil sur sir Walter Raleigh: « Je sais qu'il peut terriblement travailler, »a en lui une impulsion électrique. Tels sont les portraits de Clarendon; d'Hampden, qui était d'une industrie et d'une vigilance que ne pouvaient surpasser et abattre les plus laborieux, qui avait en lui des parties que ne pouvaient surprendre et tromper les plus habiles et les plus subtils, et un courage personnel égal à ses meilleures parties; de Falkland, qui était un si sévère adorateur de la vérité, qu'il aurait autant aimé voler que n'être pas semblable à lui-même. Nous ne pouvons lire Plutarque sans sentir notre sang couler plus vite, et j'accepte pleinement les paroles du Chinois Mencius : « Un sage est le précepteur de cent siècles. Lorsqu'ils entendent parler des manières de Loo, le stupide devient intelligent et l'indécis se détermine. »

C'est là la morale de la biographie; cependant il est dur pour nous que des hommes morts depuis longtemps nous touchent plus au vif que nos compagnons dont les noms ne dureront pas autant. De quelle impor

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