avoit vu la douce Godefroi, on connaissoit le bon Parisot. J'avois obligation à tous ces honnêtes gens. Dans la suite je les négligeai tous, non certainement par ingratitude, mais par cette invincible paresse qui m'en a souvent donné l'air. Jamais le sentiment de leurs services n'est sorti de mon cœur ; mais il m'en eût moins coûté de leur prouver ma reconnoissance que de la leur témoigner assidûment. L'exactitude à écrire a toujours été au-dessus de mes forces: sitôt que je commence à me relâcher, la honte et l'embarras de réparer ma faute me la font aggraver, et je n'écris plus du tout. J'ai donc gardé le silence, et j'ai paru les oublier. Parisot et Perrichon n'y ont pas même fait attention, et je les ai toujours trouvés les mêmes; mais on verra vingt ans après, dans M. Bordes, jusqu'où l'amour-propre d'un bel esprit peut porter la vengeance lorsqu'il se croit négligé. Avant de quitter Lyon, je ne dois pas oublier une aimable personne que j'y revis avec plus de plaisir que jamais, et qui laissa dans mon coeur des souvenirs bien tendres : c'est mademoiselle Serre, dont j'ai parlé dans ma première partie ', et avec laquelle j'avois renouvelé connoissance tandis que j'étois chez M. de Mably. A ce voyage, ayant plus de loisir, je la vis davantage; mon cœur se prit et très vivement. J'eus quelque lieu de penser que le sien ne m'étoit pas contraire; mais elle m'accorda une confiance qui m'ôta la tentation d'en abuser. Elle n'avoit rien ni moi non plus; nos situations étoient trop semblables pour laquelle il s'étoit attaché n'ait ensuite changé de caractère par un concours de causes extraordinaires : ce qui n'est pas impossible absolument. Si l'on vouloit admettre sans modification cette conséquence, il faudroit donc juger de Socrate par sa femme Xantippe, et de Dion par son ami Calippus : ce qui seroit le plus inique et le plus faux jugement qu'on ait jamais porté. Au reste, qu'on écarte ici toute application injurieuse à ma femme. Elle est, il est vrai, plus bornée et plus facile à tromper que je ne l'avois cru, mais pour son caractère, pur, excellent, sans malice, il est digne de toute mon estime, et l'aura tant que je vivrai. 1 Voyez ci-devant livre iv. C'est à cette demoiselle qu'il écrivit alors cette lettre d'amour si passionnée, la seule de ce genre que l'on remarque dans sa ✓ correspondance, et qu'on trouve dans cette partie de ses œuvres, sous le nom de mademoiselle *** et à la date de 4736, n. ix. que nous pussions nous unir; et, dans les vues qui m'occupoient, j'étois bien éloigné de songer au mariage. Elle m'apprit qu'un jeune négociant appelé M. Genève paroissoit vouloir s'attacher à elle. Je le vis chez elle une fois ou deux; il me parut honnête homme, il passoit pour l'être. Persuadé qu'elle seroit heureuse avec lui, je desirai qu'il l'épousât, comme il a fait dans la suite; et, pour ne pas troubler leurs innocentes amours, je me hâtai de partir, faisant pour le bonheur de cette charmante personne des vœux qui n'ont été exaucés ici-bas que pour un temps, hélas! bien court, car j'appris dans la suite qu'elle étoit morte au bout de deux ou trois ans de mariage. Occupé de mes tendres regrets durant toute ma route, je sentis et j'ai souvent senti depuis lors, en y repensant, que, si les sacrifices qu'on fait au devoir et à la vertu coûtent à faire, on en est bien payé par les doux souvenirs qu'ils laissent au fond du cœur. Autant à mon précédent voyage j'avois vu Paris par son côté défavorable, autant à celui-ci je le vis par son côté brillant, non pas toutefois quant à mon logement; car, sur une adresse que m'avoit donnée M. Bordes, j'allai loger à l'hôtel Saint-Quentin, rue des Cordiers, proche la Sorbonne, vilaine rue, vilain hôtel, vilaine chambre, mais où cependant avoient logé des hommes de mérite, tels que Gresset, Bordes, les abbés de Mably, de Condillac, et plusieurs autres dont malheureusement je n'y trouvai plus aucun. Mais j'y trouvai un M. de Bonnefond, hobereau boiteux, plaideur, faisant le puriste, auquel je dus la connoissance de M. Roguin, maintenant doyen de mes amis, et par lui celle du philosophe Diderot, dont j'aurai beaucoup à parler dans la suite. J'arrivai à Paris dans l'automne de 1741, avec quinze louis d'argent comptant, ma comédie de Narcisse, et mon projet de musique pour toute ressource, et ayant par conséquent peu de temps à perdre pour tâcher d'en tirer parti. Je me pressai de faire valoir mes recommandations. Un jeune homme qui arrive à Paris avec une figure passable, et qui s'annonce par des talents, est toujours sûr d'être accueilli. Je le fus; cela me pro CONFESSIONS. T. I. 24 cura des agréments sans me mener à grand'chose. De toutes les personnes à qui je fus recommandé, trois seules me furent utiles: M. Damesin, gentilhomme savoyard, alors écuyer, et, je crois, favori de madame la princesse de Carignan; M. de Boze, secrẻtaire de l'académie des inscriptions, et garde des médailles du cabinet du roi; et le P. Castel, jésuite, auteur du clavecin oculaire. Toutes ces recommandations, excepté celle de M. Damesin, me venoient de l'abbé de Mably. M. Damesin pourvut au plus pressé par deux connoissances qu'il me procura : l'une de M. de Gasc, président à mortier au parlement de Bordeaux, et qui jouoit très bien du violon; l'autre de M. l'abbé de Léon, qui logeoit alors en Sorbonne, jeune seigneur très aimable, qui mourut à la fleur de son âge après avoir brillé quelques instants dans le monde sous le nom de chevalier de Rohan. L'un et l'autre eurent la fantaisie d'apprendre la composition. Je leur en donnai quelques mois de leçons qui soutinrent un peu ma bourse tarissante. L'abbé de Léon me prit en amitié, et vouloit m'avoir pour son secrétaire; mais il n'étoit pas riche, et ne put m'offrir en tout que huit cents francs, que je refusai bien à regret, mais qui ne pouvoient me suffire pour mon logement, ma nourriture et mon entretien. M. de Boze me reçut fort bien. Il aimoit le savoir, il en avoit ; mais il étoit un peu pédant. Madame de Boze auroit été sa fille; elle étoit brillante et petite maîtresse. J'y dinois quelquefois. On ne sauroit avoir l'air plus gauche et plus sot que je l'avois vis-àvis d'elle. Son maintien dégagé m'intimidoit et rendoit le mien plus plaisant. Quand elle me présentoit une assiette, j'avançois ma fourchette pour piquer modestement un petit morceau de ce qu'elle m'offroit; de sorte qu'elle rendoit à son laquais l'assiette qu'elle m'avoit destinée, en se tournant pour que je ne la visse pas rire. Elle ne se doutoit guère que dans la tête de ce campagnard il ne laissoit pas d'y avoir quelque esprit. M. de Boze me présenta à M. de Réaumur son ami, qui venoit diner chez lui tous les vendredis, jours d'académie des sciences. Il lui parla de mon projet, et du desir que j'avois de le soumettre à l'examen de l'académie. M. de Réaumur se chargea de la proposition qui fut agréée. Le jour donné, je fus introduit et présenté par M. de Réaumur; et le même jour, 22 août 1742, j'eus l'honneur de lire à l'académie le Mémoire que j'avois préparé pour cela. Quoique cette illustre assemblée fût assurément très imposante, j'y fus bien moins intimidé que devant madame de Boze, et je me tirai passablement de mes lectures et de mes réponses. Le Mémoire réussit, et m'attira des compliments, qui me surprirent autant qu'ils me flattèrent, imaginant à peine que devant une académie quiconque n'en étoit pas pût avoir le sens commun. Les commissaires qu'on me donna furent MM. de Mairan, Hellot et de Fouchy, tous trois gens de mérite assurément, mais dont pas un ne savoit la musique, assez du moins pour être en état de juger de mon projet. (1742.) Durant mes conférences avec ces messieurs je me convainquis, avec autant de certitude que de surprise, que, si quelquefois les savants ont moins de préjugés que les autres hommes, ils tiennent, en revanche, encore plus fortement à ceux qu'ils ont. Quelque foibles, quelque fausses que fussent la plupart de leurs objections, et quoique j'y répondisse timidement, je l'avoue, et en mauvais termes, mais par des raisons péremptoires, je ne vins pas une seule fois à bout de me faire entendre et de les contenter. J'étois toujours ébahi de la facilité avec laquelle, à l'aide de quelques phrases sonores, ils me réfutoient sans m'avoir compris. Ils déterrèrent, je ne sais où, qu'un moine appelé le P. Souhaitti avoit jadis imaginé de noter la gamme par chiffres; c'en fut assez pour prétendre que mon système n'étoit pas neuf. Et passe pour cela; car bien que je n'eusse jamais ouï parler du P. Souhaitti, et bien que sa manière d'écrire les sept notes du plainchant sans même songer aux octaves ne méritât en aucune sorte d'entrer en parallèle avec ma simple et commode invention pour noter aisément par chiffres tonte musique imaginable, clés, silences, octaves, mesures, temps et valeurs de notes, choses auxquelles Souhaitti n'avoit pas même songé, il étoit néanmoins très vrai de dire que, quant à l'élé mentaire expression des sept notes, il en étoit le premier inventeur. Mais outre qu'ils donnèrent à cette invention primitive plus d'importance qu'elle n'en avoit, ils ne s'en tinrent pas là; et sitôt qu'ils voulurent parler du fond du système, ils ne firent plus que déraisonner. Le plus grand avantage du mien étoit d'abroger les transpositions et les clés, en sorte que le même morceau se trouvoit noté et transposé à volonté, dans quelque temps qu'on voulût, au moyen du changement supposé d'une seule lettre initiale à la tête de l'air. Ces messieurs avoient ouï dire aux croque-sol de Paris que la méthode d'exécuter par transposition ne valoit rien : ils partirent de là pour tourner en invincible objection contre mon système son avantage le plus marqué; et ils décidèrent que ma note étoit bonne pour la vocale, et mauvaise pour l'instrumentale; au lieu de décider, comme ils l'auroient dù, qu'elle étoit bonne pour la vocale, et meilleure pour l'instrumentale. Sur leur rapport l'académie m'accorda un certificat plein de très beaux compliments, à travers lesquels on démêloit, pour le fond, qu'elle ne jugeoit mon système ni neuf ni utile. Je ne crus pas devoir orner d'une pareille pièce l'ouvrage intitulé Dissertation sur la musique moderne, par laquelle j'en appelois au public. J'eus lieu de remarquer en cette occasion combien, même avec un esprit borné, la connoissance unique, mais profonde, de la chose est préférable, pour en bien juger, à toutes les lumières que donne la culture des sciences, lorsqu'on n'y a pas joint l'étude particulière de celle dont il s'agit. La seule objection solide qu'il y eût à faire à mon système y fut faite par Rameau. A peine le lui eus-je expliqué qu'il en vit le côté foible. Vos signes, me dit-il, sont très bons en ce qu'ils déterminent simplement et clairement les valeurs, en ce qu'ils représentent nettement les intervalles et montrent toujours le simple dans le redoublé, toutes choses que ne fait pas la note ordinaire; mais ils sont mauvais en ce qu'ils exigent' une opération de l'esprit qui ne peut toujours suivre la rapidité de l'exécution. La posiExigent pour chaque intervalle une..... » 1 |