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preinte de la spontanéité et d'une improvisation désordonnée, du sein de laquelle jaillissent, à côté de traits bizarres et de mauvais goût, des jets éblouissants de lumière qui révèlent la puissance du génie, arrêtent le lecteur et le font réfléchir.

Un nombre peu considérable encore de ces précieuses lettres ont été publiées, soit dans des recueils spéciaux, soit dans les Mémoires de quelques hommes éminents de l'Empire, et il a été facile de voir tout le parti que l'histoire tirerait de communications plus amples et plus complètes. Des intérêts privés, des considérations personnelles, des susceptibilités qui se transmettent dans les familles de génération en génération, s'opposeront longtemps encore à ce que ces communications n'aient lieu; aussi devons-nous adresser un témoignage de reconnaissance à M. le prince de Musignano, qui, s'élevant au-dessus de pareils motifs et ne considérant que l'intérêt de la vérité et de T'histoire, a jugé que le moment était venu de livrer à la publicité une des correspondances les plus étendues et les plus curieuses qui soient sorties du cabinet de l'Empereur.

La correspondance entre Napoléon et son frère Joseph commence en 1795 et se continue, sans de très grandes lacunes, jusqu'en 1814; elle offre donc l'avantage, qui ne se trouve dans aucune publication analogue, de nous permettre de suivre, à l'aide d'une longue série de lettres adressées par Napoléon à une personne avec laquelle il lui était impossible de se contraindre, le développement des qualités supérieures ainsi que des faiblesses de son caractère. Et comme si tout dans cet ouvrage était disposé pour faire ressortir et briller ce caractère extraordinaire, nous y trouvons continuellement la physionomie prononcée et saillante de Napoléon en regard de la figure calme, froide et honnête de Joseph. Ce rapprochement est fécond en observations neuves et curieuses. Un tel livre offrirait une lecture des plus attachantes, lors même qu'on en effacerait les noms propres, et que l'on ne s'en servirait que pour étudier, d'une manière abstraite, dans ses entraînements et dans tous ses combats intérieurs, la plus indomptable des passions humaines. Où trouverait- on attestée par un aussi grand nombre de preuves cette vérité, qu'à partir du jour où Napoléon cessa de prendre pour mobile de sa politique et de sa conduite les intérêts et les vœux de la France, et où il n'obéit plus qu'aux suggestions de son ambition et de son imagination, les qualités puissantes de son génie, son audace guerrière, son inébranlable opiniâtreté, sa confiance

Nous citerons la Correspondance officielle et confidentielle de Napoléon Bonaparte, publiée par le général Beauvais; Paris, 1819-1820, 7 vol. in-8°. Les Lettres inédites de Napoléon; Paris, 1835, in-8°; et les Lettres de Napoléon à Joséphine pendant la première campagne d'Italie, le Consulat et l'Empire; Paris, 1833, 2 vol. in-8°.

en l'étoile miraculeuse qui toujours l'avait conduit au succès, tournèrent contre lui et devinrent le principe même de sa ruine?

Notre intention n'est pas d'extraire des Mémoires du Roi Joseph toutes les pensées politiques exprimées par Napoléon, ni tous les traits de son caractère, qu'on y rencontre à chaque page, et à l'aide desquels il serait facile à un historien, libre de prévention, de reconstruire, en dissipant une foule d'erreurs vulgaires, l'image sincère de l'homme qui occupe, et qui conservera vraisemblablement pendant bien des siècles, la plus grande place dans l'histoire des temps modernes. Il nous suffira de montrer l'usage que l'on peut faire, dans l'intérêt de la vérité historique, d'une publication dont nous ne saurions trop signaler l'importance.

Les lettres de Napoléon renfermées dans ces Mémoires n'éclairent pas d'une lumière égale chacune des époques de sa vie. Le plus grand nombre de ces lettres se rapportent d'abord aux commencements de sa carrière, à dater de 1795; ensuite, à la portion de sa vie comprise entre la bataille d'Austerlitz, en 1805, et son abdication, en 1814. Nous ne possédons sur la période intermédiaire, renfermée entre les années 1796 et 1805, que des lettres détachées, peu nombreuses, et le plus souvent revêtues d'un caractère officiel qui, au point de vue où nous nous plaçons, en diminue beaucoup la valeur. Cette lacune est regrettable, cependant on doit reconnaître que pour acquérir la connaissance exacte des qualités et des défauts d'un homme supérieur, il faut les étudier à deux époques: au moment où ils se développent, et au moment où, en pleine maturité, ils portent tous leurs fruits. Il n'y a, en effet, dans la vie de Napoléon que deux époques capitales, celle où il apparaît sur la scène du monde, et celle où il la remplit; les autres n'ont, sous le rapport historique, qu'une importance secondaire; elles se rattachent aux deux autres comme des effets se rattachent à leurs causes. Ne donnons pas à nos regrets une portée plus grande qu'il ne convient. Il eût mieux valu pour nous que les deux frères eussent toujours été séparés, et que leur correspondance n'offrît aucune lacune; mais puisqu'il n'en fut pas et qu'il n'en pouvait pas être ainsi, sachons profiter des matériaux excellents mis à notre disposition, et par une analyse qui ne pourra être ici que très sommaire, en faire jaillir du moins quelques étincelles de vérité. La lettre de Napoléon qui ouvre la correspondance du Roi Joseph porte la date du 23 mai 1795. A cette époque, le général Bonaparte, après avoir perdu son emploi de commandant en chef de l'artillerie de l'armée des Alpes-Maritimes, se trouvait à Paris, où il sollicitait d'être remis en activité. Les lettres qu'il écrit à son frère sont simples, naturelles, enjouées; rien n'y révèle la présence d'un génie puissant, encore dans son germe et qui s'ignore lui-même.

Les Bonaparte regardaient comme une tradition de famille que Napoléon avait eu et communiqué aux siens, dès ses jeunes années, le pressentiment de sa grandeur future. Joseph rapporte que son grand-oncle, l'archidiacre Lucien, au lit de mort, adressa au jeune Napoléon ces paroles: «Toi, Napoléon, tu seras un grand homme; » Tu poi Napoleone sarai un uomone'. » De son côté, Lucien raconte dans ses Mémoires que Napoléon, quand il résidait à Nice, lui confia, ainsi qu'à Joseph, qu'on venait de le mander à Paris pour y remplacer Henriot dans le commandement de la garde nationale, mais qu'il avait refusé, malgré les instances de Robespierre le jeune. « Prends patience, >> aurait-il ajouté, je commanderai Paris plus tard.» Nous sommes portés à croire que ces prédictions, auxquelles nous pourrions en ajouter plusieurs autres, sont du genre de celles qui se font après l'événement et dont l'histoire est remplie. Rien dans les lettres que nous avons sous les yeux n'indique que Napoléon conçût alors d'autre ambition que celle que comportait son rang dans une armée où il venait à peine de se faire connaître, car les services qu'il rendit au siége de Toulon lui firent obtenir de l'avancement, non de la gloire.

Ses lettres, à cette époque, ne laissent voir en lui qu'un jeune militaire d'un caractère confiant et gai, quoiqu'il s'abandonne quelquefois à une mélancolie passagère, et dont le plus vif sentiment, sans même en excepter celui que mademoiselle Désirée Clary, fille d'un riche commerçant de Marseille, et dont Joseph avait épousé la sœur, lui inspira, était une tendresse active pour tous les siens, sur le sort desquels il veille avec la sollicitude d'un chef de famille éclairé. «Dans » quelques événements que la fortune te place, écrit-il à Joseph', tu » sais bien que tu ne peux pas avoir de meilleur ami, qui te soit plus » cher et qui désire plus vivement ton bonheur. La vie est un songe » léger qui se dissipe. Si tu pars et que tu penses que ce puisse être » pour quelque temps, envoie-moi ton portrait ; nous avons vécu tant » d'années ensemble, si étroitement unis, que nos cœurs se sont con> fondus, et tu sais mieux que personne combien le mien est entière»ment à toi. Je sens, en traçant ces lignes, une émotion dont j'ai eu » peu d'exemples dans ma vie ; je sens bien que nous tarderons à nous » voir, et je ne puis plus continuer ma lettre. » — « Tu le sens, mon » ami, lui dit-il ailleurs', je ne vis que par le plaisir que je fais aux » miens.» Cette sensibilité ne le tient pas isolé de ce vertige de fêtes et de joies qui s'empara de tout Paris au sortir de la Terreur: « Ce

1 T. I, p. 47.

Paris, 1836, t. II, p. 57.

T. 1. p. 131.

T. 1, p. 148.

» grand peuple se donne au plaisir; les danses, les spectacles, les » femmes, qui sont ici les plus belles du monde, deviennent la grande » affaire. L'aisance, le luxe, le bon ton, tout a repris; l'on ne se sou» vient plus de la Terreur que comme d'un rêve1. >> << Sois très » insouciant de l'avenir, très content du présent, gai, et apprends un » peu à t'amuser2. » Il a pris pour devise ces mots charmants : » Gaîté, point de soucis, courage et amitié 3. »

Quant à ses opinions politiques, il croit pleinement à l'efficacité de la constitution de l'an III, qu'il lui était réservé de renverser un jour. « La chose publique paraît sauvée. »« La constitution rendra ce » peuple heureux 5.»-« L'on est généralement très satisfait de la nou» velle constitution, qui promet bonheur, tranquillité et long avenir à » la France.»-«Un jour serein se lève sur les destins de la France; il y » a une assemblée primaire qui a demandé un Roi, cela a fait rire. »

Nous chercherions en vain dans ces lettres rien qui permette de deviner dans le jeune général de vingt-six ans l'homme fait pour commander, qui va bientôt apparaître, et chez lequel s'opère en secret un travail de préparation aux grandes choses. Il faut qu'un événement propice vienne, comme un rayon brûlant, échauffer et faire éclater les germes de supériorité renfermés en lui à son insu. Cet événement fut la journée du 13 vendémiaire an III.

Dans la nuit du 13 au 14 vendémiaire, au milieu du tumulte de sa première victoire, et de quelle victoire! il songe à écrire à son frère: « Enfin tout est terminé; mon premier mouvement est de penser à te » donner de mes nouvelles... Comme à mon ordinaire je ne suis point » blessé. Le bonheur est pour moi. Ma cour à Eugénie et à Julie ". >>> Ici se trouve le premier indice de la confiance que Napoléon plaçait en sa fortune; ce sentiment commun à tous les grands hommes, et que l'histoire consacre par ce mot, si beau et si connu: «Ne crains rien, » tu portes César et sa fortune », s'éleva chez Napoléon jusqu'à devenir une foi aveugle et superstitieuse, et en gagnant même le cœur de ses adversaires, paralysa, dans des occasions fameuses, leur courage et leurs efforts.

Appelé au commandement en chef de l'armée de l'intérieur, Bonaparte se sert du crédit qui lui est tout à coup dévolu pour faire obtenir des emplois publics à ses frères, à ses parents, à ses amis, tous égale

1 T. 1, p. 137.

* T. I, p. 141. 3 T. I, p. 139. T. 1, p. 151. T. 1, p. 146. • T. I, p. 152. 7 T. I, p. 154.

ment besoigneux et haletants d'espérance. «J'ai fait nommer Chauvet » commissaire-ordonnateur en chef;-Ramolino est nommé inspecteur » des charrois; - Lucien est commissaire des guerres employé à » l'armée du Rhin;-Louis est mon aide de camp capitaine; - tu » auras bientôt un consulat, peut-être celui de Naples; Ornano est » lieutenant de la légion de police; la famille ne manque de rien, » je lui ai envoyé tout ce qui peut lui être nécessaire. - Fesch sera » ici dans une bonne position', etc., etc. » Avec quelle tendresse il veille sur le sort de sa mère et de ses sœurs : « Je suis ici, à Paris, heu> reux et content. J'ai envoyé à la famille cinquante à soixante mille » francs, argent, assignats, chiffons. N'aie donc aucune inquiétude1.>>

Bonaparte se déclare heureux et content, et il l'était en effet, parce qu'il commande la mince garnison de Paris, décorée du nom pompeux d'armée du centre, et qu'il peut gratifier d'emplois obscurs tous ses parents. La grande ambition n'a pas encore fait irruption dans son âme. Elle va y pénétrer, conduite par la confiance en soi, par la foi en ses propres idées, en son étoile, dont nous avons parlé, que fortifiait chez lui une puissance de volonté rare, même chez ses compatriotes. La persistance invariable dans la même pensée, un des attributs du génie, devint pour Bonaparte, comme nous allons le montrer, le principe de son élévation.

Lorsqu'il commandait l'artillerie de l'armée des Alpes, la mauvaise direction et les échecs de cette armée refoulée sur le Var, l'engagèrent, comme tant d'autres officiers, à combiner un plan de campagne. Le but du sien était d'envahir la Lombardie et de prendre à revers les Etats de l'Autriche, pendant que Jourdan et Moreau menaçaient au nord cette puissance. Durant les cinq mois qu'il passa à Paris à solliciter du service, après sa destitution, il n'eut d'autre occupation que de compléter ce projet, que de l'expliquer et de le vanter à tout venant. L'indifférence de ses amis redoublait sa tenacité, et on l'évitait comme un homme à idée fixe, dépourvu de la première qualité pour dresser un plan de campagne raisonnable, de l'expérience. Cependant M. Doulcet de Pontécoulant, membre très influent alors de la Convention', frappé de la vivacité d'esprit et des connaissances étendues du jeune général, le fit attacher au bureau topographique du comité de Salut-Public pour la direction des armées. Bonaparte trouva dans ce poste les moyens de faire prévaloir son projet, aussi témoigne-t-il une vive joie de sa nomination, qui n'a à ses yeux d'autre inconvénient que de contrarier l'idée bizarre de se faire envoyer en

1 T. 1, p. 159.

2 T. 1, p. 158.

3 Bonaparte écrit son nom Doulcette comme il le prononçait. T. 1, p. 143.

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