par Il faut bien que j'empiète ici sur la théologie, puisqu'en fait l'étude de l'homme dans sa condition concrète et réelle relève du théologien. Car, en fait, l'état de pure nature, saint Thomas le savait la révélation, et, nous l'avons vu, il le tenait pour seulement probable au regard de la seule raison, car, en fait, l'état de pure nature n'a jamais existé. Déchus de l'état de justice originelle, privilège tout gratuit qui englobait en lui l'état de nature intègre dont je parlais tout à l'heure, restitués à la vie surnaturelle par la grâce de la rédemption, gardant toutefois dans notre nature, non pas certes corrompue dans son essence, mais débilitée, ces affaiblissements profonds qu'on appelle des blessures, vulnera naturæ, nous sommes, d'après le mot de saint Paul, et c'est bien l'idée que saint Thomas se fait de nous, des infirmes habités par une énergie divine, dont la vertu se parfait en leur faiblesse, et nous portons dans des vases fragiles u trésor plus précieux que l'univers et sa beauté. - APPENDICE I SUR LE LANGAGE PHILOSOPHIQUE N ous avons pensé qu'il convenait de reproduire ici notre réponse à l'enquête menée par M. Constant Bourquin dans le Monde Nouveau, sur cette question Comment les philosophes doivent-ils écrire?. La question posée intéresse en effet la logique et touche à la vie de l'intelligence, qui fait le sujet principal du présent ouvrage. COMMENT LES PHILOSOPHES DOIVENT-ILS ÉCRIRE ? I. Je tiens pour évident que la philosophie ne peut pas s'exprimer dans le langage de tout le monde. Pas plus qu'un ouvrage d'art ne peut se fabriquer avec les moyens de tout le monde, c'est-à-dire sans outil et sans technique appropriée. Aucune discipline ne saurait se passer d'un vocabulaire spécial, et je ne vois pas pourquoi on refuserait ici à la philosophie ce qu'on accorde de bon gré aux mathématiques ou à la chimie, voire à l'art du cordonnier, ou à celui du boxeur. 1. Les réponses à cette enquête ont été réunies en volume: Constant BOURQUIN, Comment doivent écrire les philosophes ? Paris, 1924. Les cartésiens, et plus tard les amis des lumières, lui ont demandé de parler le langage de tout le monde, parce qu'à leurs yeux le bon sens naturel suffisait à établir l'ensemble des plus hautes vérités. Ce naturisme rationaliste s'est trouvé amèrement démenti par l'évolution historique. Les sciences expérimentales n'ont progressé comme elles l'ont fait dans les temps modernes que pour s'être constituées en techniques, à l'égard desquelles le bon sens cartésien s'est révélé de plus en plus comme quelque chose de complètement insuffisant. La philosophie elle-même, exténuée par les idéologues, n'a repris vigueur qu'en ressaisissant, grâce à Kant, la férule et le bonnet doctoral (et quel bonnet!) Bref on a assisté depuis la fin du XVIIIe siècle à la revanche des techniciens et des spécialistes sur les honnêtes gens capables de tout... Revanche nécessaire, mais qui s'est portée à d'absurdes excès, parce qu'elle s'est exercée dans un ordre exclusivement matériel. De Rabelais à Molière, notre littérature classique s'est agréablement moquée des techniciens de l'École ; on peut dire que le siècle du scientisme et de la pédanterie philosophique, le siècle de Hegel, de Spencer et de M. Durkheim, a bien vengé ceux-ci. C'est qu'en réalité la science ne requiert un vocabulaire spécial que parce qu'elle requiert d'abord quelque chose de plus profond et de plus spirituel : la présence dans l'intelligence d'une qualité (etic, « habitus »), qui détermine et élève celle-ci par rapport à un objet spécial et spécialement difficile, et qui exige par suite des concepts spécialement taillés et affinés pour avoir prise sur la scibilité spécifique de l'objet. Or les modernes veulent depuis Descartes ignorer les qualités dont je parle, et leur spécialisation technique s'est effectuée dans l'ordre tout matériel du langage, des méthodes et de l'outillage, non dans l'ordre spirituel et intérieur de l'habitus. D'où l'incohérence et le monstrueux progrès à l'infini de cette spécialisation, - II. La philosophie, disons plus précisément la métaphysique, est une sagesse. Elle a un objet universel et, en définitive, tous les hommes, du moins tous les hommes cultivés, ont besoin d'elle. Voilà pourquoi nous sommes incli nés à lui demander plus qu'aux autres disciplines, et à souhaiter qu'elle s'élève au-dessus des étroites frontières du langage technique. J'accorde qu'à titre de sagesse elle n'est pas enfermée dans ces frontières, car le sage voit toutes choses d'un simple regard, dans un petit nombre de principes supérieurs à la technique. Mais la philosophie est une sagesse acquise par mode de science, elle n'est sagesse que parce qu'elle est la science suprême. Et à ce titre-là, portant sur l'objet le plus élevé et le plus ardu, elle exige de celui qui aspire à la posséder la plus haute et la plus difficile formation de l'intelligence, et donc un matériel conceptuel et terminologique nécessairement spécialisé. C'est seulement après avoir gravi des pentes rocailleuses et poussiéreuses qu'elle arrive aux libres sommets. N'ai-je pas dit cependant que tous les hommes, du moins tous les hommes cultivés, ont besoin de la philosophie? Je l'ai dit, mais je n'ai pas dit pour cela que tous les hommes cultivés dussent être philosophes ; il suffit qu'ils soient intelligemment enseignés par la philosophie. Mais comment le seront-ils, s'ils ne peuvent pas euxmêmes entrer dans le jeu? : A cette difficulté, je ne connais qu'une solution, celle des anciens à côté de son œuvre proprement scientifique et démonstrative, et donc faite avant tout pour les techniciens, il convient que le philosophe présente le fruit de ses travaux au public instruit, à « tout le monde », mais en usant d'un mode d'exposition qui ne peut plus relever dès lors que de l'art de persuader (de la dialectique au sens aristotélicien), et qui vise à engendrer dans l'âme l'opinion vraie plutôt que la science. C'est pour ce motif que Platon et Aristote ont écrit leurs dialogues. Ajoutez à cela que si la vertu intellectuelle du métaphysicien est difficile à acquérir, par contre le vocabulaire spécial nécessaire pour suivre celui-ci (je suppose qu'il s'agit d'un vrai métaphysicien), est relativement beaucoup plus simple que celui de n'importe quelle autre science plus matérielle, de la médecine par exemple, et peut être appris sans grande peine par les non-spécialistes. III. Quelle limite assigner au « jargon » philosophique? Celle des services réellement rendus à une pensée qui se modèle honnêtement sur les choses. A ce point de vue, la scolastique, en dépit de certaines apparences, en dépit surtout de beaucoup de calomnies, nous donne, au regard des systèmes en vogue au XIXe siècle, un remarquable exemple de sobriété. Les anciens avaient en particulier un profond respect du langage vulgaire, qu'ils regardaient comme la pyxide de la sagesse commune de l'humanité, et c'est toujours en se référant d'abord à l'acception primitive d'un mot, et à tout le sens humain dont il est chargé, qu'ils l'assumaient pour leur usage scientifique. Ainsi, de même que leurs spéculations les plus rares étaient en continuité avec le sens commun, de même leur lexique le plus technique était en continuité avec les analogies de l'usage et avec l'étymologie, au moins présumée, des mots. Cette déférence à l'égard du langage commun, si contraire aux convictions de bien des philosophes modernes, qui croient avec Samuel Butler que « les mots sont les pierres d'achoppement sur la route de la vérité »> peut seule à mon avis maintenir le jargon philosophique dans la mesure et dans l'équilibre convenables. IV. — L'horrible verbiage, et la véritable confusion des langues, si justement dénoncée par vous, qui règnent actuellement en philosophie, et qui font en effet de chaque mot << un nid d'équivoques », ont leur principe dans un mal plus profond, qui est la confusion et l'universelle contradiction des doctrines elles-mêmes. Car il serait très vain de penser que des doctrines fondamentalement opposées puissent recourir pour s'exprimer à un lexique commun suffisamment perfectionné par là même que le langage philosophique est un langage technique, il répond nécessairement à une élaboration conceptuelle déterminée, laquelle varie précisément avec les diverses doctrines. J'ajoute, et ceci me paraît beaucoup plus important,que même à l'intérieur d'une seule et unique doctrine il est vain de rêver une fixité absolue du vocabulaire philosophique. Il est naturel aux mots de voyager, selon les exigences de la pensée, d'un sens à l'autre, soit d'un mouve |