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Toutefois, si la justice élève entre ces deux hommes des barrières inviolables comme leur égalité, la charité les abaisse au nom de la fraternité. Le pauvre n'a aucun droit sur les biens du riche; mais le riche a le devoir de subvenir aux besoins du pauvre. Le pauvre et le riche n'ont-ils pas une même origine, une même fin, un même sang? Ne sont-ils pas attachés l'un à l'autre par les liens d'une indestructible sympathie? Comment le riche jouirait-il en paix de ses trésors à côté du pauvre en détresse? Comment l'un de ces deux hommes pourrait-il, avec tranquillité d'âme, goûter les douceurs du superflu, tandis que l'autre gémirait par le manque du nécessaire? La charité, mais la charité seule, c'est-à-dire encore la liberté, corrige les maux inhérents à l'exercice de la liberté.

Il est vrai que trop souvent la charité est lente à s'exercer. L'homme trouve en soi-même un fond d'égoïsme qui l'arrête, et ce n'est pas sans effort. qu'il se départ de quelques-uns de ses droits en faveur d'autrui. Ni le plaisir exquis que l'on éprouve à être bienfaisant, ni le cri de la conscience qui l'exige comme l'accomplissement d'un devoir, ne sont toujours des motifs déterminants pour que nous pratiquions la charité. On s'abstient, on se

retire en soi-même, on s'enclôt dans les limites de la stricte justice. De là les douleurs sans consolation, les souffrances sans soulagement, et chez des hommes égaux, les inégalités révoltantes de délices et de privations, d'opulence et d'abandon, de luxe et de misère.

Tel est le spectacle navrant et sans cesse renouvelé qui, à toutes les époques, a ému des esprits · plus généreux que réfléchis, et plus ardents à signaler les vices de l'humanité qu'habiles à les guérir. Ils se sont persuadé qu'ils supprimeraient tous les maux qui naissent de l'inégale répartition de la propriété, s'ils parvenaient à supprimer la propriété. De là les différentes théories de communisme qui, sous différents noms, se sont succédé dans le cours des siècles: comme si la propriété était une institution humaine et que les hommes pussent abolir! Les communistes ont cédé à leur imagination. Que ne considéraient-ils attentivement notre nature! Ils auraient vu qu'en invoquant la justice ils méditaient une injustice souveraine; que, pour tâcher d'affranchir l'homme, ils inauguraient la plus odieuse tyrannie; qu'en croyant em-brasser un saint idéal, ils se jetaient dans les chimères et se perdaient dans les impossibilités.

Supposons, en effet, qu'on veuille établir le com

munisme entre ces deux hommes que nous avons mis en présence. Je demande d'abord quel sera le sens de cette entreprise? S'agira-t-il de faire qu'aucun des deux ne soit propriétaire, ou que tous les deux soient propriétaires des mêmes choses? Dans l'une et l'autre alternative surgit une insupportable absurdité. Deux hommes propriétaires des mêmes choses! Comment ne pas remarquer que la contradiction des idées ressort de la contradiction même des mots? Du moment qu'une chose appartient à l'un de ces deux hommes, elle ne saurait appartenir à l'autre; car ils sont deux, et la notion de propriété entraîne avec soi la notion d'individualité. Il reste que ni l'un ni l'autre de ces deux hommes ne soit propriétaire. Je n'examinerai pas s'il est facile ou même possible de réaliser cette conception et de soustraire les choses à l'empire des personnes. Ces deux hommes ne posséderont donc rien en propre, ou ils ne deviendront propriétaires qu'à l'instant où, par la consommation, ils deviendront usufruitiers. Mais quoi! suffira-t-il qu'ils aient abdiqué tout pouvoir sur les choses pour cesser d'être propriétaires? Et ne faudrait-il pas en quelque façon qu'ils consentissent et qu'ils parvinssent à s'abdiquer eux-mêmes? N'auront-ils plus en propre deux yeux, deux oreilles,

deux bras, leur personne, leur liberté? Prenez-y garde, c'est là une propriété, et la racine de toutes les autres propriétés. Si elle subsiste, votre communisme n'est plus qu'un rêve. Il faut de toute nécessité, pour réduire ces deux hommes au communisme, que vous réduisiez ces deux corps en un seul corps, ces deux libertés en une seule liberté; ou plutôt, il faut que vous abolissiez toute liberté, toute personnalité, et qu'anéantissant ces deux hommes, vous les précipitiez parmi les choses.

Aussi les théories communistes n'offrent-elles aucun sens, lorsqu'elles affirment la destruction de la propriété. Leur flagrante déraison m'étonne, et je m'indigne du crédit, même passager, qu'ont pu obtenir de vides formules. « La propriété, c'est le vol,» s'est écrié un sophiste contemporain, et la foule imbécile a vu dans ce brocard une négation audacieuse de la propriété. N'était-ce pas, au contraire, une affirmation nécessaire de la propriété ? Car comment concevoir le vol, sinon comme une violation du droit de propriété? Observera-t-on que, s'il n'y avait pas de propriété, le vol serait impossible? C'est là une tautologie puérile, et rien de plus.

C'est pourquoi les utopies communistes ont moins pour objet, après tout, l'abolition de la propriété qu'un partage égal de la propriété. M. Proudhon

ne réclamait lui-même apparemment qu'une certaine assiette de la propriété.

Prises de la sorte, ces utopies sont-elles beaucoup plus raisonnables?

Vous voulez que ces deux hommes aient tous les deux une égale propriété. Leur propriété est donc inégale. Mais cette inégalité, d'où vient-elle? Où en est le principe? Y avez-vous réfléchi? Elle vient de l'exercice inégal de leur égale liberté. En conséquence, c'est à la liberté, principe de toute égalité, qu'il faut que vous portiez atteinte afin de corriger l'inégalité qui vous blesse! Bien plus, ce ne sera pas même assez d'une seule atteinte, et cette inégalité, condition même de l'égalité, ne disparaîtra qu'autant que sur les ruines de la liberté vous aurez établi le nivellement. Oui, quelque énervée et découragée que la liberté puisse être par cette intervention spoliatrice, si vous ne détruisez radicalement la liberté, une heure après l'égalité du partage, l'inégalité avec la liberté reparaîtra. Confusion déplorable! les communistes s'imaginent qu'ils invitent les hommes à la fraternité, et ils ruineraient, s'il pouvait l'être, le fondement même de l'égalité! Parce que la charité est lente à s'émouvoir, ils violent la justice. Ils prétendent restaurer la nature humaine, et ils l'avilissent.

Tout ce qui est vrai de deux hommes que l'on met

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