il y a quelques années ou quelques siècles. Le grand homme retourne à ce qui est essentiel dans l'homme. Nous regardions les progrès de l'art militaire comme un des triomphes de la science, et cependant Napoléon a conquis l'Europe par cette méthode qui consistait à tomber sur les derrières de l'ennemi et à le séparer de tous ses soutiens. L'empereur, dit Las Cases, regardait comme impossible d'avoir une armée parfaite si l'on n'a'bolissait nos armes, nos magasins, nos commissaires, nos bagages, et si l'on n'en revenait pas à cette coutume romaine par laquelle le soldat recevait sa part de blé, l'écrasait lui-même dans son moulin portatif et faisait lui-même son pain. La société est une vague: c'est la vague qui marche en avant, mais non l'eau qui la compose. Son unité n'est que phénoménale. De même, les personnes qui font grande une nation aujourd'hui meurent demain, et leur expérience meurt avec elles. La confiance que nous avons en la propriété reposant sur la confiance aux gouvernements qui la protégent est l'absence de confiance en soi; les hommes ont si longtemps vécu en dehors d'eux-mêmes, ils ont si longtemps contemplé les choses extérieures, qu'ils en sont venus à regarder ce qu'ils appellent les progrès de l'âme humaine, c'est-à-dire les institutions religieuses, scientifiques et civiles, comme les gardiennes de la propriété, et qu'ils s'élèvent contre les assauts livrés à ces institutions, parce qu'ils sentent que ce sont des assauts livrés à la propriété. Ils mesurent leur estime mutuelle par la richesse de chacun, et non par la valeur de chacun. Mais un homme cultivé est honteux de sa propriété, honteux de ce qu'il possède par respect pour son être; il hait spécialement ce qu'il possède, s'il voit que cela est accidentel, si cela lui est venu par l'héritage, par le don, par le crime, car il sait qu'alors il ne le possède pas, que cela n'a pas de racines en lui, et que si c'est encore là, c'est qu'il ne s'est pas trouvé de voleur ou de révolution pour l'enlever. Mais par son être l'homme doit nécessairement acquérir, et ce que l'homme acquiert ainsi est une propriété permanente et vivante qui se soucie peu des gouvernements, des multitudes, des révolutions, du feu, de la tempête et des banqueroutes, mais qui partout où l'homme est placé se renouvelle d'elle-même1. Ta destinée, disait le calife Ali, cherche après toi; c'est pourquoi reste en repos et ne cherche pas après elle. Notre dépendance envers les biens étrangers nous conduit à un respect servile pour la multitude. Les partis politiques se rencontrent dans de nombreuses réunions, et là de grandes clameurs annoncent l'arrivée de chaque parti : voilà la délégation d'Essex! les démocrates de New-Hampshire! les whigs du Maine! Le jeune patriote se sent plus fort qu'auparavant en présence de cette foule aux mille yeux et aux mille bras. Les réformateurs convoquent de la même manière leurs réunions, votent et délibèrent en multitude. Ce n'est point ainsi, ô mes amis! que Dieu daignera entrer et habiter avec vous, mais c'est précisément de la manière opposée. C'est seulement lorsqu'un homme rejette loin de lui tout soutien extérieur et marche solitaire, qu'il est fort et qu'il domine; il devient plus faible par chaque recrue qu'il attire sous sa bannière. Estce qu'un homme n'est pas meilleur qu'une ville? Ne demande rien aux hommes, mais au milieu de ce changement sans fin apparais comme une ferme colonne, soutien de tout ce qui t'entoure. Celui qui sait que la puissance réside dans l'âme, qu'il n'est faible que parce qu'il a cherché le bien hors de lui-même, et qui s'en 1 Ces idées pourront paraître très hardies, au fond elles ne sont que justes. Si nous n'étions pas si habitués que nous le sommes à nous mettre sous la sauvegarde des gouvernements, les attaques contre la propriété auraient bien moins de danger qu'elles n'en ont. apercevant se jette sans hésiter à la suite de sa pensée, celui-là se commande aussitôt à lui-même, commande à son corps et à son esprit, marche droit, accomplit des miracles; il est semblable à l'homme qui, debout sur ses pieds, est naturellement plus fort que l'homme qui marche sur la tête'. Agis de même avec ce que l'on nomme la fortune; bien des hommes gambadent et courent après elle, la gagnent et la perdent à mesure que sa roue tourne. Toi, laisse là toutes ces poursuites, comme étant contraires à la loi, mais entretiens commerce avec la cause et l'effet, qui sont les ministres de Dieu. Travaille et acquiers par ta volonté, et tu auras enchaîné la roue du hasard, et tu la traîneras toujours après toi. Une victoire politique, la hausse de la rente, la guérison de votre maladie, le retour de votre ami absent ou tout autre événement extérieur anime vos esprits, et vous pensez que des jours heureux se préparent pour vous; ne le croyez pas, il n'en şera jamais ainsi. Rien ne peut vous apporter la paix, si ce n'est vous-même; rien, si ce n'est le triomphe des principes. Il est assez facile d'apercevoir comment Emerson comprend l'idéal de la démocratie; il voudrait remplacer le suffrage universel par l'héroïsme universel. Hélas! pauvre Emerson! II ART. L'âme étant progressive ne se répète jamais, mais dans chacun de ses actes essaye la création d'un tout nouveau et plus beau. Ce fait se manifeste dans les œuvres à la fois des beaux-arts et des arts utiles, pour employer la distinction populaire établie entre les arts, et qui les classe selon la fin à laquelle ils tendent. Ainsi donc, dans les beaux-arts, ce n'est pas l'imitation, c'est la création qui est le but. Dans le paysage, le peintre doit nous suggérer l'idée d'une création plus belle que celle que nous connaissons. Il omettra les détails et la prose de la nature pour nous en donner seulement l'esprit et la splendeur; il saura que le paysage n'a de beauté pour son œil que parce qu'il exprime une pensée qu'en lui il reconnaît bonne, et parce qu'en retour cette puissance qui lui fait percevoir la beauté se retrouve aussi dans le spectacle qu'il a sous les yeux. Alors il appréciera l'expression de la nature et non la nature elle-même; dans son imitation, il élèvera au-dessus de tous les autres les traits qui lui plaisent; il nous donnera, pour ainsi dire, les ténèbres des ténèbres et des rayons de soleil supérieurs aux rayons du soleil. Dans un portrait il peindra, non les traits, mais le caractère; il estimera que l'homme qui pose devant lui n'est qu'une imparfaite peinture et une lointaine ressemblance de l'original auquel cet homme aspire intérieurement. Qu'est-ce donc que ce résumé et ce choix que nous observons dans toute activité spirituelle, sinon l'impulsion créatrice? C'est l'initiation à cette haute inspiration qui nous enseigne à exprimer les données les plus larges au moyen des plus simples symboles. Qu'est-ce que l'homme, sinon le plus beau succès de la nature dans l'explication d'elle-même? Qu'est-ce que l'homme, sinon un paysage plus compacte et plus beau que les figures de l'horizon; sinon l'éclectisme de la nature? Et qu'est-ce maintenant que le discours d'un homme, son amour de la peinture, son amour de la nature, sinon un succès encore plus beau? Toutes les distances et tout le poids de l'espace et de la masse se sont effacés et anéantis, et l'esprit ou la pensée morale de cet espace et de cette masse de matière se sont condensés dans un mot musical, dans un habile coup de pinceau. Mais l'artiste doit employer les symboles en usage dans son temps et dans son pays pour pénétrer de sa pensée l'âme de ses contemporains. Le nouveau dans l'art est toujours formé en dehors du vieux; le génie de l'heure présente pose sur l'œuvre de l'artiste un ineffaçable sceau et lui donne un inexprimable charme pour l'imagination. Plus le caractère spirituel du siècle domine l'artiste et se réfléchit dans son œuvre, plus cette œuvre gardera une sorte de grandeur et représentera aux contemplateurs futurs l'inconnu, l'inévitable, le divin. Aucun homme ne peut se soustraire dans son travail à cet élément de la nécessité; aucun homme ne peut se soustraire à son siècle et à son pays ou produire un modèle dans lequel l'éducation, la religion, la politique, les usages et les arts de son temps n'aient point de part. Fut-il cent fois plus original encore, cent fois plus capricieux et fantasque, il ne pourrait effacer de son œuvre toutes les traces des pensées parmi lesquelles il a grandi. Ses soins à éviter toutes les influences trahissent l'usage |