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Pascal, quoiqu'il ne porte presque pas de ratures dans le manuscrit autographe. Remarquons ces magnifiques hardiesses de style, ces incorrections sublimes qui ne viennent ni de la négligence ni du calcul, mais de la pensée qui maîtrise les mots et les range souverainement de manière à paraître dans toute sa force et toute sa majesté. Pascal voulait opposer l'homme à l'univers et il avait dit : L'homme est plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt; pour la justesse et la vigueur de l'opposition, le second membre devait se terminer par ces mots, l'univers n'en sait rien, et Pascal l'avait ainsi commencé, l'avantage que l'univers a sur lui : comment finir? Il abandonne brusquement sa construction, aimant mieux pécher contre l'ordre grammatical que contre celui de la pensée. Qu'on mette à la place de la phrase de Pascal celle-ci : L'univers ne sait pas l'avantage qu'il a sur lui, tout tombe, tout effet disparaît,

Qu'on nous pardonne ces remarques qui peuvent sembler minutieuses. On n'entre pas brusquement et de plain-pied dans les secrets du génie, mais par bien des efforts et bien des détours; l'intelligence des grands écrivains est le fruit de l'analyse et non de la synthèse.

Une dernière citation, un dernier exemple des formes diverses que Pascal donnait successivement à sa pensée jusqu'à ce qu'il eût trouvé la perfection. Après avoir parlé des contrariétés de la nature humaine et des vains efforts de la philosophie pour les expliquer, il s'écriait : « Qui » démêlera cet embrouillement? Certainement >> cela passe dogmatisme et pyrrhonisme et >> toute la philosophie humaine. L'homme passe » l'homme. Qu'on accorde donc aux pyrrho> niens ce qu'ils ont tant crié : que la vérité » n'est pas de notre portée et de notre gibier; >> qu'elle ne demeure pas en terre; qu'elle est do>> mestique du ciel; qu'elle loge dans le sein de >> Dieu et que l'on ne la peut connaître qu'à me>> sure qu'il lui plaît de la révéler. Apprenons >> donc de la vérité incréée et incarnée notre vé>> ritable nature. >>>

Pascal a barré ensuite ce morceau pour lui substituer celui-ci : « Qui démêlera cet em>>> brouillement? La nature confond les pyrrho>> niens, et la raison confond les dogmatistes. Que >>> deviendrez-vous donc, ô homme, qui cherchez >> quelle est votre véritable condition par votre >> raison naturelle? Vous ne pouvez fuir une de >> ces sectes, ni subsister dans aucune. Connaissez >> donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vous» même. Humiliez-vous, raison impuissante; >> taisez-vous, nature imbécile; apprenez que >> l'homme passe infiniment l'homme, et enten

» dez de votre maître votre condition véritable >> que vous ignorez. Ecoutez Dieu 1. »

On peut regretter quelques expressions d'une familiarité énergique de la première version, ce beau mot, la vérité est domestique du ciel; mais, dans la seconde, quelle supériorité de trait et de mouvement: Que deviendrez-vous donc, ô homme...! Et ce langage d'un ton si fier, si méprisant et si dominateur, qui serait de Bossuet, s'il n'était de Pascal: Connaissez donc, superbe... Ecoutez Dieu!

Après avoir reconnu le plan littéraire de Pascal, étudié les formes extérieures des Pensées, il ne nous resterait plus qu'à pénétrer au cœur même du style pour en bien saisir la nature et les caractères. Mais ce style, après ce que nous avons dit des théories littéraires de Pascal, on le connaît déjà. Pascal n'était pas un professeur de littérature; il n'allait pas chercher dans les ouvrages des anciens ni même dans les pages des grands maîtres les éléments d'une rhétorique. Les observations que nous avons recueillies dans ses œuvres avaient été faites sur lui-même, sur sa propre composition et n'étaient destinées qu'à son usage personnel. C'est donc le programme de son style que nous avons donné par avance lors

T. II, p. 104.

que nous avons réuni ses idées sur l'élocution. Ce qui revient à chaque instant dans la théorie de Pascal, c'est le naturel et la franchise : telles sont aussi les qualités dominantes de son style. Qualités d'autant plus admirables qu'il venait le premier, et qu'il y a toujours de l'affectation au commencement comme à la fin des littératures. Dans tout le livre des Pensées il serait impossible de trouver un seul trait forcé, une seule page qui exprimât moins ou plus ou autre chose que sa pensée. C'est bien à lui que s'applique dans toute sa rigueur le beau mot de Fénelon : <<< L'homme digne d'être écouté est celui qui se sert de la parole pour la pensée et de la pensée pour la vérité et la vertu. » La vérité et la vertu, voilà son but unique. Il n'écrit que pour s'édifier lui-même et pour édifier ses frères. A quoi bon alors se voiler sous des formes menteuses? Qu'at-il à dissimuler? Pourquoi ne pas penser tout haut? N'agit-il pas en conscience? Sa conviction n'est-elle pas forte et désintéressée? Qu'a-t-il à demander aux paroles autre chose que cette simplicité, cette bonne foi, qui mettent à nu son intelligence et son cœur? Que veut-il, sinon répandre son âme devant les hommes comme il la répandrait devant Dieu? Craindrait-il que les délicats ne fussent blessés par une expression trop énergique ou trop vulgaire? Mais n'a-t-il pas le droit de leur dire : Pourquoi vous offensezvous? Ne suis-je pas dans le vrai et dans la charité? Son style sera donc tour-à-tour noble et familier, enjoué ou mélancolique suivant la nature de sa pensée et de son émotion, mais toujours naturel, toujours vrai, toujours exact, et surtout toujours senti. La netteté et l'exactitude parfaite n'excluront jamais la chaleur, mais cette chaleur ne distendra, ne brouillera jamais les traits si purs du dessin. Chaleur éclairante et colorante, elle ne servira qu'à mieux montrer la pensée et à en déterminer plus parfaitement les contours.

On le voit, c'est ce grand naturel que nous avons déjà souvent défini, qui est le principe et la source de toutes les qualités du style de Pascal. C'est parce qu'il est naturel qu'il dit les plus grandes choses avec les mots les plus petits et les plus communs, en sorte qu'on lui appliqne involontairement ce qu'il a dit de Jésus-Christ : « Jé>> sus-Christ a dit les choses grandes, si simple> ment, qu'il semble qu'il ne les a pas pensées; >> et si nettement néanmoins, qu'on voit bien ce » qu'il en pensait. Cette clarté jointe à cette naï>> veté est admirable. » Oui, c'est quelque chose d'admirable que cette clarté dans l'exposition des plus profonds mystères, que cette naïveté qui est la grandeur et la beauté qui s'ignorent tout en

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