Images de page
PDF
ePub

mot »1. Il faut donc accueillir toutes les contributions, personnelles, parce qu'elles peuvent apporter une lumière nouvelle et nous rapprocher de la vérité. Ceux à qui la pensée de W. James est familière se plairont à retrouver ici les principes généraux de sa: théorie de la connaissance, et surtout cette concep-tion particulièrement élevée de la nature humaine, de ses devoirs, de ses droits et de ses forces.

La théorie pragmatique de la connaissance s'applique à saisir l'activité mentale au moment mêmeoù elle remplit ses fonctions; elle s'exerce sur des exemples individuels et concrets, elle n'accepte jamais. une définition in abstracto. Pour un pragmatiste, un concept demeure sans signification si on le sépare del'être pensant, un fait n'apparaît digne d'être retenu que s'il se rattache à un dessein, une vérité ne présente d'intérêt que si elle se rapporte à un sujet. Toutelogique est une logique personnelle, et l'« on ne discute pas un problème en termes absolus, mais en termes relatifs à la conduite de la vie »2.

Toute proposition devient ainsi comme un organisme vivant, riche de tout le processus psychologique dont il est escorté, des images mentales, des. émotions, qui accompagnent la connaissance «< comme l'ombre accompagne la lumière »3. Le contenu de cette proposition ne saurait être donné a priori, mais il se déroule dans le temps. Définir un concept, c'est évoquer en effet la série des images concrètes qui en peuvent représenter l'application, c'est exprimer ses conséquences pratiques immédiates ou même indirectes, c'est le ramener à un intérêt humain 4. La

1. Les moralistes et la vie morale, ci-après, p. 200.

2. JOHN DEWEY. Studies in logical theory, p. 13 (University of Chicago). 3. SCHILLER. Studies in humanism: logic and psychology.

4. On trouve quelques exemples de cette théorie dans un ouvrage posthume de W. James, Some problems of philosophy, p. 62 (New-York, 1911). « Par sub-stance, dit l'auteur, j'entends le retour éventuel d'un groupe défini de sensations;

théorie du jugement et la théorie de la vérité découlent naturellement de la théorie des concepts: émettre un jugement, c'est traduire le résultat de notre expérience; établir une vérité, c'est découvrir un guide qui nous permette de nous mouvoir dans la réalité : <«< nous n'avons pas à rechercher d'où provient l'idée, mais où elle conduit »1; son efficacité pratique permet de la considérer dans une certaine mesure comme objective.

Il va sans dire que cette efficacité pratique ne doit pas être entendue dans un sens étroit et purement matériel; elle embrasse la réalisation des plus hautes aspirations spirituelles, des préoccupations morales, esthétiques, religieuses, de tous les mouvements de l'âme qui émanent des sources profondes de l'être. Est pratique toute expérience qui peut provoquer une satisfaction mentale, une impression de repos et de paix, un sentiment de cohérence et de « rationalité » 2. La recherche de la vérité se confond ainsi, dans une certaine mesure, avec la recherche de l'ordre; elle consiste à voir clair dans les phénomènes, à accorder entre eux les divers éléments d'une expérience.

La vérité apparaît ainsi comme subjective dans ses origines, puisqu'elle ne peut s'élaborer sans un effort humain, mais elle demeure encore humaine et subjective dans son développement, parce qu'elle est créée pour nos besoins, parce que notre connaissance est inséparable des conditions psychologiques de notre action, c'est-à-dire de la satisfaction de nos intérêts, de nos émotions et de nos désirs. « Une

incommensurable veut dire que je me trouverai toujours en présence d'un reste; infini signifie en outre que je peux compter dans la partie autant d'unités que dans le tout; liberté exprime l'absence de toute sensation d'entrave; nécessité veut dire que ma route se trouve obstruée dans toutes les directions sauf une; Dieu traduit la certitude où je suis de pouvoir écarter certains sujets de arainte, etc. »

1. La Volonté de croire, ci-après, p. 37.

2. Le Sentiment de rationalité, ci-après, p. 83.

vérité indépendante ou absolue, une vérité que nous n'aurions qu'à découvrir, une vérité cessant d'être malléable suivant les besoins de l'homme, une vérité qui ne comporte pas de retouche... n'est que le cœur mort de l'arbre vivant » 1.

Ainsi comprise, la vérité ne présente par rapport à la croyance qu'une différence de degré; l'une comme l'autre partent d'une opinion subjective qui, par un processus d'assimilation, acquiert une certaine portée générale que l'on est convenu d'appeler l'objectivité. Cette stabilité relative, cette « validation » de nos opinions par leur accord avec les expériences antérieures tant individuelles que communes, exige l'intervention d'un autre « département »2 de la nature humaine l'activité volontaire, qui accepte ou écarte le fait, qui nous permet de réagir. Dans sa quatrième Méditation, Descartes avait aperçu le rôle de l'activité volontaire dans l'approbation qu'elle apporte aux hypothèses proposées par l'entendement; mais l'originalité de W. James consiste à étendre à la fois le rôle et la définition de la volonté le rôle, parce que la volonté possède en quelque sorte un pouvoir créateur; la définition, puisque la « nature volitive comprend, suivant James, « tous les facteurs de la foi, la crainte et l'espoir, les préjugés et les passions >>3. Là, comme ailleurs, le philosophe américain répudie les classifications nettes qui, appliquées à la complexité de notre structure mentale, présenteraient assurément un caractère arbitraire.

Accorder à la personnalité humaine ce rôle prépondérant dans l'élaboration de la connaissance, c'est résoudre à l'avance la question du libre arbitre. Cependant l'auteur ne refuse pas le débat, parce que le problème de la liberté de l'homme appartient au

1. W. JAMES. Le Pragmatisme, trad. française, p. 73 (Flammarion). 2. L'Action réflexe et le théisme, ci-après, pp. 133 et sqq.

3. La Volonté de croire, p. 28.

même domaine que celui de la contingence des lois naturelles et des lois morales; l'idée de liberté est de même famille que l'idée d'individualité et que celle de plasticité qui dominent ce qu'il appelle lui-même sa conception « personnelle et romantique »1 de l'être et de l'univers. On peut définir la philosophie de William James une philosophie de l'activité consciente; mais cette activité prend conscience de ses moyens comme de sa fin; elle sait se diriger progressivement à travers les vicissitudes de l'expérience et choisir ses voies. Cette faculté de choix guidée par la raison est-elle autre chose que le libre arbitre? Il convient donc maintenant de concilier celui-ci avec le déterminisme scientifique et avec l'idée de la Providence. Or, la rigueur des lois scientifiques est peutêtre plus apparente que réelle; dans le processus mental qui aboutit à la connaissance de la vérité et à la construction de la réalité, notre besoin d'organiser l'expérience pour la mieux comprendre nous incite à la soumettre à des lois et à lui imposer une certaine régularité; mais ces lois sont d'ordre méthodologique, et rien ne nous autorise à les transporter à l'ordre ontologique.

Mais, objectera-t-on, dire qu'un système de lois est nécessaire à l'organisation de l'expérience psychologique, c'est avouer que notre conception de l'univers n'est pas absolument libre, c'est déplacer la difficulté. Il est évident qu'une conception chaotique de l'univers nous est interdite, mais une telle conception serait-elle vraiment une manifestation de notre liberté? Cela est tout aussi invraisemblable que d'accorder dans l'ordre moral le nom de liberté à la liberté d'indifférence. Précisément parce que nous sommes des êtres raisonnables, les alternatives qui nous sont proposées sont des alternatives raisonnables; mais

1. Les Recherches psychiques, ci-après, p. 336.

il suffit qu'elles soient proposées et non imposées pour que la liberté demeure entière. Les seuls univers que nous puissions imaginer sont des univers régis par des lois qui nous permettent de voir clair dans les phénomènes; mais il n'est pas indispensable que les habitudes de la nature soient fixes, elles peuvent évoluer, du moment qu'elles demeurent intelligibles. Nulle difficulté psychologique ne s'oppose à la conception d'une nature douée d'une certaine plasticité, d'une certaine indétermination, qui explique précisément son évolution, son adaptation à des conditions nouvelles ; il suffit que la réalité puisse se conformer aux nécessités pratiques de notre expérience, que l'évolution du monde soit libre sans cependant échapper à toute possibilité de calcul. « Une conception de la liberté qui nous permettrait de calculer des événements libres, dit le professeur Schiller1, est scientifiquement possible, et l'on ne saurait non plus élever d'objection scientifique contre une conception de la liberté qui se résoudrait en une pluralité d'alternatives calculables. >>

Appliquons cette théorie à l'acte moral: un acte possède véritablement une valeur morale lorsqu'il implique un choix et par conséquent la responsabilité de son auteur; mais les alternatives proposées à l'homme vertueux ne sont pas infinies; il s'agit en effet d'un être raisonnable dont le caractère présente une certaine continuité et à l'égard duquel la liberté d'indifférence serait inconcevable: il suffit cependant que certaines alternatives existent pour que le libre arbitre puisse être affirmé. Considéré post facto, le cours des événements est intelligible parce qu'il découle du caractère et des circonstances; mais ante factum l'acte est encore libre en effet, l'homme se trouvait en présence de deux solutions au moins, et à

1. SCHILLER. Studies in humanism, p. 399.

« PrécédentContinuer »