Images de page
PDF
ePub

peut se passer de la lumière de l'Évangile et de la révélation. Au contraire, cette lumière est ici présentée comme apportant seule à l'homme la possibilité de la vue de Dieu même qui est la vérité des vérités.

C'est ce qui ressort surtout de la belle exposition que nous donne M. Gratry de la Théodicée de saint Augustin. Il y fait toucher au doigt comment la philosophie mène à la révélation; elle n'est pas un obstacle, mais un préambule, un passage, un premier degré. En commençant, M. l'abbé Gratry fait remarquer avec raison que la principale difficulté d'une pareille analyse est l'extrême abondance des beaux textes entre lesquels l'esprit hésite, et quand il l'a terminée, il en accuse lui-même l'imperfection, en exprimant la crainte d'avoir laissé le meilleur peut-être. Nous pouvons le rassurer, ce qu'il s'est proposé de faire, il l'a supérieurement exécuté. Aussi nous eussions voulu que son plan lui eût permis d'achever le portrait de ce grand homme ainsi que le résumé de ses doctrines, et de mettre à côté dụ saint Augustin nourri du platonisme le saint Augustin disciple de saint Paul. Avec quelle énergie le fils de Monique, dans le septième livre de ses Confessions, marque le moment où il passa des livres des platoniciens à la lecture du grand apôtre des Gentils : « Itaque avidissime adripui venerabilem stilum spiritus tui et præ cæteris apostolum Paulum ... » On sait jusqu'à quel point saint Augustin se pénétra de saint Paul, avec lequel sa conversion lui donnait une si glorieuse ressemblance. Il le continua, c'est tout dire. Avec une incomparable étendue de génie, cet Africain devint le docteur de l'Occident. Philosophe, théologien, d'une intelligence pratique admirable, il unit la spéculation la plus savante et la plus subtile, au sentiment profond de la religion qui s'adresse au genre humain en révélant aux plus humbles des vérités dont restent frustrés l'orgueil et la science. Personne n'a poussé la raison plus loin sur le chemin qui conduit à Dieu, et personne non plus n'a mieux prouvé le besoin qu'elle éprouve de l'assistance divine, témoin le surnom de docteur de la grâce. Enfin, c'est de tous les pères celui qui, en face des hérétiques, a le plus puissamment affirmé l'autorité de l'Église et son unité. Nous reconnaissons que dans son livre De la Connaissance de Dieu, M. l'abbé Gratry ne pouvait guères nous montrer que la physionomie platonicienne de saint Augustin, mais il l'a si bien rendue, que nous eussions désiré le voir répandre la lumière sur les autres développements de ce magnifique génie. Ce n'est pas une critique, c'est un regret.

Nous traversons plusieurs siècles pour aller de saint Augustin à saint Thomas. Voici encore une réapparition lumineuse de l'ange de

Confess. lib. vii, cap. 21.

2 « Abscondisti enim hæc à sapientibus, et revelasti ea parvulis. » Ibid. cap. 9.

l'école. Avec le père Ventura, et Jacques Balmès, M. l'abbé Gratry vient montrer la grandeur du génie philosophique de saint Thomas, en exposant sa théorie de la connaissance de Dieu qui, embrassant à la fois l'univers visible et l'intelligible divin, s'élance du point de départ le plus sensible et le plus ferme aux dernières limites de la spiritualité. Commençons par l'univers visible.

Saint Paul a dit : Dieu invisible est aperçu par ses effets visibles. C'est le principe de la démonstration de l'infini par le fini. M. l'abbé Gratry cite textuellement un chapitre de la célèbre Somme cù elle se trouve développée, puis il nous fait connaître le résumé que dans un autre endroit saint Thomas a donné en ces termes de sa démonstration: «La vue des créatures nous fait connaître Dieu de trois manières, d'abord par voie de causalité, viam causalitatis, car toutes les créatures étant changeantes et défectibles, il est nécessaire de les rapporter à un principe immuable et parfait. Et ceci nous apprend que Dieu est. En second lieu, par voie d'excellence, viam excellentiæ; car lorsque nous rapportons les créatures à leur principe et à leur cause, c'est un principe qu'elles ne contiennent pas et une cause qui les dépasse absolument; et nous savons par là non-seulement que Dieu est, mais encore qu'il est au-dessus de tout. En troisième lieu, par voie de négation, viam negationis; car cette cause dépasse tous ses effets, il en faut nier en un sens ce qu'on voit dans les créatures, et c'est ainsi qu'on dit de Dieu qu'il est immuable, infini, les créatures étant finies et variables. » Que le lecteur prête une attention sérieuse à cette voie de négation; là l'esprit applique aux qualités bonnes qu'il aperçoit un procédé d'élimination qui en ôte les limites. Il faut bien comprendre que ces négations, ces éliminations ne signifient pas qu'il manque à Dieu ce qu'on nie de lui, mais qu'au contraire, il le possède en toute plénitude.

Si on s'arrêtait là, on pourrait, comme le fait observer M. l'abbé Gratry, prendre saint Thomas pour un rationaliste; il n'en est pas ainsi, saint Thomas dépasse Platon, égale saint Augustin en affirmant les mêmes choses avec plus de précision. Il y a, dit nettement ce grand homme, deux degrés de l'intelligible divin; il y a, relativement à nous, deux modes de la vérité divine; il y a deux degrés pour la raison, un premier où la conduit la lumière naturelle, un second où la conduit la lumière surnaturelle. C'est la distinction faite par saint Paul qui a dit : « Nous voyons maintenant Dieu dans un miroir, nous le verrons alors face à face'. >>

Le commentaire de saint Thomas n'est pas moins magnifique que

1 « Videmus nunc per speculum in cenigmate: tunc autem facie ad faciem. Nunc cognosco er parte tunc autem cognoscam sicut et cognitas sum. » V. 12, cap. xi, I Epist. Paul. ad Corinth.

ce grand texte : « Nous connaissons Dieu, dit-il, en cette vie, en voyant dans ses créatures sa beauté invisible; la création entière nous est comme un miroir : l'ordre, la beauté, la grandeur que Dieu répand sur ses ouvrages nous font connaître sa sagesse, sa vérité et sa divine infinité. C'est là la connaissance qu'on a nommée vision dans un miroir. Quand nous voyons dans un miroir, nous ne voyons pas la chose même, mais son image, et lorsque nous voyons face à face, nous voyons la chose même telle qu'elle est. Quand donc l'apôtre dit que dans la patrie nous verrons Dieu face à face, il veut dire que nous verrons l'essence de Dieu; de même que Dieu connaît mon essence, je connaîtrai aussi Dieu dans son essence. » Maintenant, pour avoir la doctrine de saint Thomas tout entière, il faut ajouter encore que dans le degré surnaturel lui-même, il y a deux degrés de clarté; il y a la vue confuse, éblouie; c'est la foi, lumière de grâce, offerte à l'homme pendant le passage de cette vie; il y a la vue claire, vision suprême dans la lumière de gloire, qui attend le juste au terme du voyage dans la patrie.

L'admiration qu'inspire à l'auteur du livre De la Connaissance de Dieu la Théodicée de saint Thomas, lui suggère un ingénieux rapprochement. A ses yeux saint Thomas est aussi supérieur à Platon en science précise du monde intelligible, que le sont en astronomie Képler et Newton à l'égard de Pythagore, et la raison qu'il en donne, c'est que Platon travaillait presque seul sous les ténèbres de l'ancien monde, et que saint Thomas travaillait sous le soleil du Christianisme, soutenu de l'expérience et de la sagesse des innombrables témoins de la lumière. En effet, il y eut au treizième siècle, au siècle de saint Louis, à l'apogée du moyen-âge, un homme qui résuma toute la science divine et humaine, la loi de Moïse, les Evangiles, la théologie depuis saint Paul, et aussi la philosophie depuis Platon. Il eut la force, sur toutes les questions, de discuter le pour et le contre, et d'apporter une solution lucide; il n'éluda rien, il expliqua tout. Cette science si précise et si ferme sur les points les plus difficiles, universelle et indéfectible tout à la fois, excita une vénération unanime; l'humble dominicain devint rapidement l'autorité des autorités, et quand en face du protestantisme l'Eglise siégeant en concile œcuménique et souverain 1, confirma, par de nouveaux décrets, les principaux articles de la doctrine catholique, elle voulut que ses décisions fussent rédigées avec les paroles mêmes de saint Thomas.

Passer de l'auteur de la Somme de Théologie à l'auteur du Discours de la Méthode, n'est-ce pas entrer dans un ordre tout différent d'idées et de principes? Non, car après avoir douté scientifiquement de tout, Descartes s'est mis à affirmer l'être, à affirmer Dieu avec un dogma

1 Concile de Trente.

tisme plein de foi. Posons les deux termes de cette puissante affirmation : j'ai l'idée d'un être parfait, donc il existe, car cette idée implique son existence; j'ai l'idée d'un être parfait, donc il existe, car c'est lui seul qui la peut mettre en moi. Cette seconde partie de l'affirmation est le célèbre argument de saint Anselme qui implique pour Dieu, et pour Dieu seulement, l'identité de l'être et de l'essence. Ici, comme le remarque M. l'abbé Gratry, nous retrouvons saint Thomas, qui a démontré cette identité. L'idée d'un être quelconque n'implique que la possibilité de cet être; l'idée de Dieu implique son existence nécessaire.

Après la remarquable monographie de M. Charles de Rémusat, il n'y a plus à s'étendre sur l'argument de saint Anselme, si vigoureusement ressaisi par Descartes. M. de Rémusat nous a montré Anselme dans son abbaye du Bec, obsédé du désir de renfermer dans un seul argument une démonstration complète de l'existence de Dieu. Anselme a raconté lui-même les angoisses de sa découverte : « J'avais commencé, dit-il, à chercher si l'argument pouvait être trouvé... Quand il me paraissait que j'allais le saisir, il échappait à mon esprit... De désespoir je voulais y renoncer... mais j'essayais en vain de m'en défendre, cette pensée revenait m'obséder avec une certaine importunité. Un jour donc que je me fatiguais à repousser l'importune, dans le conflit même de mes pensées s'offrit à moi ce dont j'avais désespéré. » A la fin de son livre, l'auteur de Saint Anselme discute la valeur philosophique de l'argument, et il en démontre la solidité. « C'est comme on l'a promis, dit M. de Rémusat, Dieu prouvé par sa notion, puisque c'est une preuve fondée sur ce fait que par certaines idées nécessaires, l'esprit pense implicitement Dieu 3. »

Oui, par cela seul que nous pensons Dieu, Dieu est et nous a créés. Ici la verité rationnelle et la vérité de fait se confondent, et procurent à l'esprit une conviction vivifiante qu'aucun sophisme ne peut ébranler. Maintenant, cet acte de la raison s'exécute-t-il par quelque procédé qu'on puisse décrire? Descartes répond à la question par ces paroles « J'affirme la réelle et positive idée de Dieu, ou d'un être souverainement parfait; je nie l'idée négative du néant, c'est-à-dire de ce qui est infiniment éloigné de toute sorte de perfection. » Mais n'est-ce pas là un des procédés de saint Thomas, le procédé de négation, d'élimination par lequel l'esprit efface les limites et affirme ainsi à l'infini tout ce qu'en lui-même il rencontre de positif? Voilà un point de jonction entre le cartésianisme et la scholastique.

Pourquoi Descartes n'a-t-il pas été plus loin? pourquoi n'a-t-il pas

1 Saint Anselme de Cantorbéry, 1853.

2 Saint Anselme, de Cantorbéry, page 59. Saint Anselmə, de Cantorbéry, page 561.

pénétré dans le second degré de l'intelligible, dans les régions de la foi, dans le sanctuaire placé sur la dernière limite de ce monde et comme au seuil de l'Eternité? Il ne l'a pas voulu; il avait conçu le dessein, comme il le déclare à la Sorbonne, de ne parler qu'au nom de la raison, et de son côté la Sorbonne n'approuvait pas qu'on mêlât des preuves philosophiques à la démonstration du Christianisme, qu'elle appuyait uniquement sur les bases historiques. C'est ainsi que, d'un commun accord, s'accomplit la séparation de la philosophie et de la religion, de la raison et de la foi. Comprend-on, maintenant, comment Descartes se trouva, contre son intention, le promoteur formidable d'un rationalisme exclusif, contempteur de la tradition, de l'autorité, de la théologie ? Comprend-on enfin comment Spinosa a pu procéder de Descartes?

On connaît le cri d'alarme jeté par Bossuet: « Je vois, dit ce grand homme, un grand combat se préparer contre l'Eglise, sous le nom de la philosophie cartésienne; je vois naître de son sein et de ses principes, à mon avis mal entendus, plus d'une hérésie. » Ces lignes célèbres, qui dénonçaient le péril, contenaient en même temps la justification de Descartes. Les principes de l'auteur des Méditations métaphysiques n'étaient pas faux en eux-mêmes, mais ils étaient mal entendus par plusieurs de ceux qui les commentaient; et chez Bossuet ce n'est pas une appréciation fugitive, car il y revient : « De ces mêmes principes mal entendus, poursuit-il, un autre inconvénient terrible gagne sensiblement les esprits, car, sous prétexte qu'il ne faut admettre que ce qu'on entend clairement (ce qui réduit à certaines bornes est très véritable), chacun se donne la liberté de dire: j'entends ceci et je n'entends pas cela, et sur ce seul fondement on approuve et on rejette tout ce qu'on veut, sans songer, qu'outre nos idées claires et distinctes, il y en a de confuses et générales qui ne laissent pas d'enfermer des vérités si essentielles qu'on renverserait tout en les niant. Il s'introduit, sous ce prétexte, une liberté de juger qui fait que, sans égard à la tradition, on avance témérairement tout ce qu'on pense. » Au moment même où Bossuet écrivait en ces termes à un disciple de Malebranche, au père Lami, Fénélon, dans une de ses Lettres sur la Religion', disait : « Je sais qu'il y a beaucoup de gens d'esprit qui se disent cartésiens, et qui ont embrassé des opinions trop hardies, ce me semble, en s'appuyant sur les principes de Descartes... En parlant ainsi, en signalant dans Descartes des erreurs, en lui préférant hautement saint Augustin sur les matières de pure philosophie, Fénélon ajoutait : « Je le dis d'autant plus librement, que je suis prévenu d'ailleurs d'une haute estime pour l'esprit de ce philosophe. » Ainsi, les deux plus grands génies de l'Eglise au dix

1 Lettre IV sur l'Idée de l'Infini et sur la Liberté de Dieu de créer ou de ne pas créer.

« PrécédentContinuer »