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d'Épinay avoit fait faire cet ouvrage en silence et à très peu de frais, en détachant quelques matériaux et quelques ouvriers de ceux du château. Au second voyage, elle me dit, en voyant ma surprise: Mon ours, voilà votre asile; c'est vous qui l'avez choisi, c'est l'amitié qui vous l'offre; j'espère qu'elle vous ôtera la cruelle idée de vous éloigner de moi. Je ne crois pas avoir été' de mes jours plus vivement, plus délicieusement ému: je mouillai de pleurs la main bienfaisante de mon amie; et si je ne fus pas vaincu dès cet instant même, je fus extrêmement ébranlé. Madame d'Épinay, qui ne vouloit pas en avoir le démenti, devint si pressante, employa tant de moyens, tant de gens pour me circonvenir, jusqu'à gagner pour cela madame Le Vasseur et sa fille, qu'enfin elle triompha de mes résolutions. Renonçant au séjour de ma patrie, je résolus, je promis d'habiter l'Ermitage; et en attendant que le bâtiment fût sec, elle prit soin d'en préparer les meubles, en sorte que tout fut prêt pour y entrer le printemps suivant*.

Une chose qui aida beaucoup à me déterminer, fut l'établissement de Voltaire auprès de Genève. Je compris que cet homme y feroit révolution; que j'irois retrouver dans ma patrie le ton, les airs, les mœurs qui me chassoient de Paris, qu'il me faudroit batailler sans cesse, et que je n'aurois d'autre choix dans ma conduite que celui d'être un pédant insupportable, ou un lâche et mauvais citoyen. La lettre que Voltaire m'écrivit sur mon dernier ouvrage me donna lieu d'insinuer mes craintes dans ma réponse; l'effet qu'elle produisit les confirma. Dès-lors, je tins Genève perdue, et je ne me trompai pas. J'aurois dù peutêtre aller faire tête à l'orage, si je m'en étois senti le talent. Mais qu'eussé-je fait seul, timide et parlant très mal, contre un homme arrogant, opulent, étayé du crédit des grands, d'une

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* VAR. «... Je ne crois pas d'avoir été... »

Après la mort de M. d'Épinay, Grétry a acheté l'Ermitage et y a vécu jusqu'à sa mort arrivée en 1813. L'année suivante, le nouveau propriétaire, qui avoit épousé la nièce de Grétry, a fait restaurer la maison en l'augmentant par des constructions nouvelles. Le jardin aussi a été agrandi et en partie planté à brillante faconde, et déja l'idole des femmes et des jeunes gens? Je craignis d'exposer inutilement au péril mon courage; je n'écoutai que mon naturel paisible, que mon amour du repos, qui, s'il me trompa, me trompe encore aujourd'hui sur le même article. En me retirant à Genève, j'aurois pu m'épargner de grands malheurs à moi-même ; mais je doute qu'avec tout mon zèle ardent et patriotique j'eusse fait rien de grand et d'utile pour mon pays.

l'angloise. On y voit les bustes de Rousseau et de Grétry.

Tronchin, qui, dans le même temps à-peu-près, fut s'établir à Genève, vint quelque temps après à Paris faire le saltimbanque, et emporta des trésors. A son arrivée, il me vint voir avec le chevalier de Jaucourt. Madame d'Épinay souhaitoit fort de le consulter en particulier, mais la presse n'étoit pas facile à percer. Elle eut recours à moi. J'engageai Tronchin à l'aller voir. Ils commencèrent ainsi, sous mes auspices, des liaisons qu'ils resserrèrent ensuite à mes dépens. Telle a toujours été ma destinée; sitôt que j'ai rapproché l'un de l'autre deux amis que j'avois séparément, ils n'ont jamais manqué de s'unir contre moi. Quoique dans le complot que formoient dès-lors les Tronchin d'asservir leur patrie, ils dussent tous me hair mortellement, le docteur pourtant continua longtemps à me témoigner de la bienveillance. Il m'écrivit même après son retour à Genève, pour m'y proposer la place de bibliothécaire honoraire. Mais mon parti étoit pris, et cette offre ne m'ébranla pas.

Je retournai dans ce temps-là chez M. d'Holbach. L'occasion en avoit été la mort de sa femme, arrivée, ainsi que celle de madame Francueil, durant mon séjour à Genève. Diderot, en me la marquant, me parla de la profonde affliction du mari. Sa douleur émut mon cœur. Je regrettois vivement moi-même cette aimable femme. J'écrivis sur ce sujet à M. d'Holbach'. Ce triste événement me fit oublier tous ses torts, et lorsque je fus de retour de Genève, et qu'il fut de retour lui-même d'un tour de France qu'il avoit fait pour se distraire, avec Grimm et d'autres amis, j'allai le voir; et je continuai jusqu'à mon départ pour 'VAR. «... M. d'Holbach ; il me répondit honnètement. Ce... »

l'Ermitage. Quand on sut dans sa coterie que madame d'Épinay, qu'il ne voyoit point encore, m'y préparoit un logement, les sarcasmes tombèrent sur moi comme la grêle, fondés sur ce qu'ayant besoin de l'encens et des amusements de la ville, je ne soutiendrois pas la solitude seulement quinze jours. Sentant en moi ce qu'il en étoit, je laissai dire, et j'allai mon train. M. d'Holbach ne laissa pas de m'être utile' pour placer le vieux bonhomme Le Vasseur, qui avoit plus de quatre-vingts ans, et dont sa femme, qui s'en sentoit surchargée, ne cessoit de me prier de la débarrasser. Il fut mis dans une maison de charité, où l'âge et le regret de se voir loin de sa famille le mirent au tombeau presque en arrivant. Sa femme et ses autres enfants le regrettèrent peu; mais Thérèse, qui l'aimoit tendrement, n'a jamais pu se consoler de sa perte, et d'avoir souffert que, si près de son terme, il allât loin d'elle achever ses jours.

J'eus à-peu-près dans le même temps une visite à laquelle je ne m'attendois guère, quoique ce fût une ancienne connoissance. Je parle de mon ami Venture, qui vint me surprendre un beau matin, lorsque je ne pensois à rien moins. Un autre homme étoit avec lui. Qu'il me parut changé! Au lieu de ses anciennes graces, je ne lui trouvai plus qu'un air crapuleux, qui m'empêcha de m'épanouir avec lui. Ou mes yeux n'étoient plus les mêmes, ou la débauche avoit abruti son esprit, ou tout son premier éclat tenoit à celui de la jeunesse, qu'il n'avoit plus. Je le vis presque avec indifférence, et nous nous séparâmes assez froidement. Mais, quand il fut parti, le souvenir de nos anciennes liaisons me rappela si vivement celui de mes jeunes ans, si doucement, si sagement consacrés à cette femme angélique qui maintenant n'étoit guère moins changée que lui, les petites anecdotes de cet

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'Voici un exemple des tours que me joue ma mémoire. Longtemps après avoir écrit ceci, je viens d'apprendre en causant avec ma femme de son vieux bonhomme de père, que ce ne fut point M. d'Holbach, mais M. de Chenonceaux, alors un des administrateurs de l'Hôtel-Dieu, qui le fit placer. J'en avois si totalement perdu l'idée, et j'avois celle de M. d'Holbach si présente, que j'aurois juré pour ce dernier.

* VAR. «... Si doucement, si pleinement consacrés à... »

heureux temps, la romanesque journée de Toune, passée avec tant d'innocence et de jouissance entre ces deux charmantes filles dont une main baisée avoit été l'unique faveur, et qui, malgré cela, m'avoit laissé des regrets si vifs, si touchants, si durables; tous ces ravissants délires d'un jeune cœur, que j'avois sentis alors dans toute leur force, et dont je croyois letemps passé pour jamais; toutes ces tendres réminiscences me firent verser des larmes sur ma jeunesse écoulée, et sur ses transports désormais perdus pour moi. Ah! combien j'en aurois versé sur leur retour tardif et funeste, si j'avois prévu les maux qu'il m'alloit coûter. Avant de quitter Paris, j'eus, durant l'hiver qui précéda ma retraite, un plaisir bien selon mon cœur, et que je goûtai dans toute sa pureté. Palissot, académicien de Nanci, connu par quelques drames, venoit d'en donner un à Lunéville, devant le roi de Pologne. Il crut apparemment faire sa cour en jouant, dans ce drame, un homme qui avoit osé se mesurer avec le roi une plume à la main. Stanislas, qui étoit généreux et qui n'aimoit pas la satire, fut indigné qu'on osât ainsi personnaliser en sa présence. M. le comte de Tressan écrivit, par l'ordre de ce prince, à d'Alembert et à moi, pour m'informer que l'intention de sa majesté étoit que le sieur Palissot fût chassé de son académie. Ma réponse fut une vive prière à M. de Tressan d'intercéder auprès du roi de Pologne pour obtenir la grace du sieur Palissot. La grace fut accordée; et M. de Tressan, en me le marquant au nom du roi, ajouta que ce fait seroit inscrit sur les registres de l'académie. Je répliquai que c'étoit moins accorder une grace que perpétuer un châtiment. Enfin j'obtins, à force d'instances, qu'il ne seroit fait mention de rien dans les registres, et qu'il ne resteroit aucune trace publique de cette affaire. Tout cela fut accompagné, tant de la part du roi que de celle de M. de Tressan, de témoignages d'estime et de considération dont je fus extrêmement flatté; et je sentis en cette occasion que l'estime des hommes qui en sont si dignes eux-mêmes produit dans l'ame un sentiment bien plus doux et plus noble que celui de la vanité. J'ai transcrit dans mon recueil les lettres de M. de Tressan avec mes réponses, et l'on en trouvera les originaux dans la liasse A, numéros 9, 10 et 11.

Je sens bien que, si jamais ces mémoires parviennent à voir le jour, je perpétue ici moi-même le souvenir d'un fait dont je voulols effacer la trace; mais j'en transmets bien d'autres malgré moi. Le grand objet de mon entreprise, toujours présent à mes yeux, l'indispensable devoir de la remplir dans toute son étendue, ne m'en laisseront point détourner par de plus foibles considérations, qui m'écarteroient de mon but. Dans l'étrange, dans l'unique situation où je me trouve, je me dois trop à la vérité pour devoir rien de plus à autrui. Pour me bien connoître, il faut me connoître dans tous mes rapports, bons et mauvais. Mes confessions sont nécessairement liées avec celles de beaucoup de gens: je fais les unes et les autres avec la même franchise, en tout ce qui se rapporte en moi, ne croyant devoir à qui que ce soit plus de ménagements que je n'en ai pour moi-même, et voulant toutefois en avoir beaucoup plus. Je veux être toujours juste et vrai, dire d'autrui le bien tant qu'il me sera possible, ne dire jamais que le mal qui me regarde, et qu'autant que j'y suis forcé. Qui est-ce qui, dans l'état où l'on m'a mis, a droit d'exiger de moi davantage? Mes confessions ne sont point faites pour paroître de mon vivant ni de celui des personnes intéressées. Si j'étois le maître de ma destinée et de celle de cet écrit, il ne verroit le jour que longtemps après ma mort et la leur. Mais les efforts que la terreur de la vérité fait faire à mes puissants oppresseurs pour en effacer les traces me forcent à faire, pour les conserver, tout ce que me permettent le droit le plus exact et la plus sévère justice. Si ma mémoire devoit s'éteindre avec moi, plutôt que de compromettre personne, je souffrirois un opprobre injuste et passager sans murmure; mais puisque enfin mon nom doit vivre, je dois tâcher de transmettre avec lui le souvenir de l'homme infortuné qui le porta, tel qu'il fut réellement, et non tel que d'injustes ennemis travaillent sans relâche à le peindre.

FIN DU HUITIÈME LIVRE.

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