place, comme le puritanisme, entre le stoïcisme et le christianisme. « Suis ta loi, dit le stoïcisme, et tu seras égal aux dieux. » « Suis ta loi, dit le chrétien, un jour tu iras trouver ton Dieu. » Mais le puritain est courbé sous le devoir, et, d'un autre côté, il croit que compter sur une immortalité future, c'est presque se dégrader. Il dit avec Emerson : « En suivant ma loi, déjà je touche à Dieu. » L'instinct, la spontanéité, sont donc les facultés divines, selon Emerson, les vrais rapports de l'homme à Dieu. Ces singulières et aveugles facultés jouent un trop grand rôle dans la philosophie d'Emerson pour ne pas nous arrêter un instant. Par cette confiance dans la spontanéité, le philosophe américain adoucit, atténue en quelque sorte l'austérité de la doctrine puritaine. La raison du puritain lui montre la loi, et il la suit aveuglément, fatalement. L'instinct aussi est quelque chose de fatal, mais d'une fatalité plus douce. La raison, forcée d'accomplir son devoir, courbée qu'elle est sous une main de fer, crie souvent, blasphème dans le protestantisme, et semble dire à Dieu : Mon devoir accompli, qu'ai-je à redouter de toi? De là dans la littérature anglaise bien des pages sombres. Le Dieu terrible de la Bible est aussi celui du protestantisme de Knox. Mais si vous mettez l'instinct à la place de la raison, immédiatement vous enveloppez dans la poésie cette rude doctrine; vous avez une fatalité douce, gracieuse même, à la place d'un joug de fer. La confiance instinctive, l'intuition, ces facultés aveugles qui accomplissent les plus grandes choses à de rares moments de l'existence, qui entraînent à l'inspiration, au dévouement, à l'héroïsme, sont ici la seule règle de la vie. La beauté de cette théorie, c'est de faire de la vie un perpétuel héroïsme, au lieu d'en faire, comme le puritanisme, un sacrifice, une immolation. d. Ce que nous ne pouvons approuver toutefois, c'est qu'en vertu de ce système Emerson arrive à nier l'éducation, celle de la société, du foyer, de l'école. « Notre meilleure éducation, dit-il, est spontanée, et notre nature est souvent viciée par la volonté. » Jaloux des droits de l'individu, Emerson ne veut laisser personne approcher de lui; il veut le laisser lui-même non-seulement élaborer sa dignité et sa grâce, mais encore développer son intelligence. Pour cela, il lui recommande de se confier à son instinct; mais l'instinct sera toujours une faculté aussi prompte à suivre le mal que le bien : il sera toujours une faculté qui, lorsqu'elle parle, fait se succéder tous les sentiments dans le cœur de l'homme, les plus doux et les plus féroces. Lorsque l'éducation est. venue polir les mœurs et tirer l'intelligence des ténèbres, il est bon de se confier à son instinct, et souvent alors il faut autant de force pour lui obéir au milieu de la société et des hommes que pour le maîtriser dans l'enfance et la jeunesse. On a remarqué que les mystiques tombent souvent dans les dérèglements les plus honteux du matérialisme. Il en est de même de l'instinct. Il touche à tous les extrêmes; il est primitivement le fond même de notre nature humaine, un vrai chaos où sont jetés pêle-mêle les passions, les vices, les vertus et les facultés intellectuelles. Plus tard, l'instinct ne sera plus que l'impulsion, l'inspiration particulière du caractère et du génie de l'individu; c'est alors qu'il deviendra ce guide supérieur si éloquemment recommandé par Emerson. En attendant, il faut débrouiller le chaos de l'instinct primitif, et l'éducation seule peut se charger de ce soin, l'éducation faite par un autre. La figure de l'Apollon ou le corps de l'Hercule existe bien déjà dans le bloc de marbre; mais il faut que l'artiste dépouille ce bloc pour en tirer la statue. Jean-Jacques a bien compris tout cela. Lui aussi veut laisser à l'homme sa na ture et son instinct, et, par toute sorte de ruses et d'habiletés, il amènera l'enfant à se développer dans le droit sens. «Laissons-lui tout deviner, dit-il; » mais il lui donne les moyens de deviner : il le place dans les circonstances favorables, il lui fait sa route, et l'enfant, averti par son sentiment intérieur, n'a plus qu'à la reconnaître et à marcher seul. L'instinct et la spontanéité sont donc les facultés qui nous amènent à Dieu. Quel est le Dieu d'Emerson? Il s'appelle over soul, l'àme suprême. Il y a dans cette doctrine de l'alexandrinisme, du mysticisme de Swedenborg et du panthéisme. L'homme sent toujours ses pensées couler en lui, il est comme un spectateur étonné, il ne sait où est la source de ces pensées. Cette source, c'est l'âme. L'âme, le principe pensant, est en dehors de l'homme. Il n'y a qu'une âme, c'est Dieu, qui, selon le proverbe vulgaire, vient nous visiter sans cloches. « C'est cette âme qui, lorsqu'elle souffle à travers notre intelligence, s'appelle génie, à travers notre volonté vertu, à travers nos affections amour. Tout semble nous montrer que l'âme n'est pas un organe, mais la cause qui anime les organes; qu'elle n'est pas une faculté, mais se sert des facultés comme de mains et de pieds. » C'est donc Dieu qui agit dans l'esprit en qui l'homme a toute volonté et toute pensée. Et plus loin Emerson ajoute : « Il n'y a pas dans l'âme de muraille où l'homme-effet cesse, et où Dieu-cause commence. » Quand Dien ou l'âme suprême vient nous visiter, nous voyons tous ses attributs : justice, amour, puissance, liberté. En lui nous connaissons toutes choses. Chaque nouvelle visite de l'âme suprême nous élève plus haut dans l'infini et brise le fini autour de nous. Arrivé à cette adoration de l'âme suprême, la lumière se fait pour l'individu, les temps disparaissent, et au lieu du passé et de l'avenir on n'a plus que le présent de l'éternité. Qu'est-ce que l'enthousiasme, l'inspi ration? C'est l'adoration, la terreur de l'esprit à l'approche de Dieu. « Les tressaillements de Socrate, l'union de Plotin, la vision de Porphyre, la conversion de Paul, l'aurore de Boehme, les convulsions de George Fox et de ses quakers, l'illuminisme de Swedenborg, sont de ce genre. » Nous allons donc tomber dans le mysticisme? Emerson s'arrête sur le bord. Čes visites de Dieu ne sont, à l'entendre, que la récompense que Dieu accorde à l'homme sage; cette révélation individuelle est la grâce qu'il envoie à l'âme simple et véridique qui accomplit son devoir sans s'inquiéter des usages du monde, « qui n'a pas de couleurs de rose, de beaux amis, de chevalerie et d'aventures; » en d'autres termes, c'est la sanction religieuse de cette philosophie. Sous ce point de vue, la doctrine d'Emerson est belle et vraiment admirable. L'individu transporté dans l'infini par la présence de Dieu n'est pas poëte, ni philosophe, ni homme religieux; il est plus que tout cela: ses actions, ses pensées, sa vie tout entière, sont marquées d'un caractère d'éternité, sub specie æterni, comme dit Spinosa. Le vrai sens de cette révélation individuelle, c'est d'être la récompense de la vie morale; mais elle a aussi son origine historique, elle a sa source dans le protestantisme. Quelle est la base du christianisme? C'est une révélation primitive faite par Dieu aux hommes. Cette révélation a été recueillie et a formé les dogmes et les croyances qui composent la religion; elle s'est perpétuée par tradition et établie par l'autorité. Le protestantisme, ayant brisé la tradition et rejeté l'autorité, a sapé la base du christianisme, la révélation primitive. A la place de cette révélation, il en a établi une tout individuelle qui parle à l'homme constamment et guide non-seulement sa vie religieuse, mais sa vie sociale. De là une grande différence entre le mysticisme catholique et le mysticisme protestant, puritain surtout. Le mysticisme" catholique cherche l'amour; le mysticisme puritain cherche avant tout la vérité. Il a des tendances nonseulement philosophiques, mais politiques. C'est ce mystiscisme puritain qui inspire Emerson, c'est éclairé en effet par la révélation individuelle qu'il aborde les questions les plus diverses de l'art, de la politique et des sciences. Le panthéisme, on a pu le remarquer, s'introduit à pleins flots dans la doctrine de l'âme suprême telle que l'expose Emerson, c'est peut-être parce que l'écrivain ne formule jamais complétement sa pensée. Il y a dans l'essai d'Emerson sur l'over soul beaucoup d'idées qui se rapprochent de celles de Novalis. Lorsque Emerson exprime cette pensée : « L'homme est la façade d'un temple où toute vertu et tout bien habitent; ce n'est pas l'homme que nous honorons, c'est l'âme dont il est l'organe, l'âme qui ferait courber nos genoux, si elle apparaissait à travers les actions de l'homme; » il se rencontre avec Novalis, cet autre esprit hésitant comme lui entre le christianisme et le panthéisme. Le rêveur allemand a dit : « Lorsque je touche une main humaine, je touche au ciel. Il n'y a qu'un temple dans l'univers, c'est le corps de l'homme; s'incliner devant l'homme, c'est rendre hommage à cette révélation de la chair. >> Emerson hésite évidemment entre le panthéisme et un puritanisme mystique. Pour tout dire, il nous semble que, s'il y a panthéisme chez Emerson, c'est le panthéisme de Malebranche. Chez l'oratorien comme chez le ministre unitaire, le panthéisme pénètre plutôt par les élans du cœur que par la logique. Emerson voit, comme Malebranche, toutes choses en Dieu; c'est en lui qu'il connaît les idées. « L'âme suprême, dit Emerson, est la terre commune de toutes nos pensées. >> « Dieu, dit Malebranche, est le lieu des esprits comme l'espace est le lieu du corps. » Il n'y a pas jusqu'à ces mystérieux |