faits répondent à une pensée ou à une faculté qui est en nous. Nous croyons qu'en s'interrogeant l'individu peut découvrir la raison des faits; nous croyons encore qu'il peut donner une vie nouvelle à ces faits dont toute l'existence aujourd'hui consiste dans un léger souvenir; mais détruire l'histoire, effacer de nos cœurs le culte du glorieux passé de l'humanité, nous n'y consentirons jamais. Emerson est d'ailleurs inconséquent; il serait facile de lui prouver qu'en annihilant l'histoire, il va contre sa propre théorie, selon laquelle l'histoire doit présider à notre développement intellectuel. On ne saurait refuser néanmoins à ces vues sur l'histoire une remarquable hardiesse, une singulière profondeur. Pour expliquer les rapports qui existent entre les périodes de l'histoire et les périodes de la vie individuelle, Emerson a recours aux développements les plus ingénieux, les plus subtils. Il pose très nettement le principe d'une philosophie de l'histoire, il ne s'égare que lorsqu'il brise toute tradition, et encore a-t-il une excuse: c'est pour abattre la tyrannie des faits, pour éviter la routine, pour donner à l'homme de son siècle une haute idée de lui ême, pour réduire tous les faits historiques en faits moraux, qu'il anéantit le passé; mais ici l'humanité me semble devoir réclamer ses droits contre l'individu. Par cette théorie de l'histoire, nous avons supprimé le temps; nous allons voir Emerson supprimer l'espace. Qu'est-ce que la nature? Une multitude d'images et d'apparences. Ces apparences du monde physique répondent aux apparences du monde moral. La nature comme l'histoire existe pour l'éducation de l'homme. Les apparences de la nature sont symboliques, mais ces symboles ont un rapport avec notre être. L'individu doit s'appliquer à rechercher le sens de ces symboles à l'aide de la faculté qu'Emerson appelle prudence. La prudence est la vertu des sens, la science des apparences. « Elle cherche à la fois la santé du corps en se conformant aux conditions physiques, et la santé de l'esprit en se conformant aux lois intellectuelles. » Nommons-la donc par son vrai nom; la prudence telle qu'Emerson la décrit, c'est la science de la vie, celle qui fait le sage. L'entière possession de soi-même au milieu de cette suite d'images et de symboles qui tourbillonnent autour de nous constitue la prudence. La nature nous entoure d'illusions, mais l'homme prudent sait les éviter. Fort de sa confiance en lui-même, il détermine le caractère de la nature par son caractère. Fichte disait : « Le moi crée le monde; » Emerson dit : « Le monde est tel que l'homme veut qu'il soit. » Le vrai sage, l'homme prudent dédaigne l'apparence et va droit au réel. Cette réalité, c'est la loi dont chaque image de la nature est le symbole. Les symboles ont trois degrés : l'utilité, la beauté, la vérité. Il y a également trois degrés dans la prudence: la prudence qui s'attache au symbole pour son utilité, celle qui s'attache à la beauté du symbole, et enfin celle qui s'attache à la beauté de la chose réelle représentée par le symbole. Emerson divise les hommes en trois catégories, selon qu'ils cherchent dans les symboles l'utilité, la beauté et la vérité. La vraie prudence est celle qui demande aux symboles la vérité qu'ils renferment et la loi qui leur est commune. Ici viennent tout naturellement se placer les idées d'Emerson sur l'art. Ce que le sage fait pour la vérité, l'artiste le fait pour la beauté. Il fixe les apparences de la nature qui lui semblent les plus belles. Dans un paysage, le peintre doit dédaigner les détails et peindre l'idée que lui suggère le paysage. Dans un portrait, c'est le caractère et non les traits qu'il doit peindre. L'artiste est celui qui sait le mieux généraliser une chose particulière, fixer pour jamais une chose momentanée, découvrir au milieu d'apparences éphémères le trait prédominant, le caractère essentiel, la réalité éternelle. Il est superflu de s'arrêter longtemps sur ces idées : cherchons à les expliquer. Toutes les choses de ce monde, en effet, celles de la nature et celles de notre esprit, nos pensées, nos sentiments, nos perceptions, ne sont que des apparences; elles passent, repassent et s'évanouissent. Tout dans le monde extérieur et dans notre cœur est sujet à des métamorphoses infinies; mais le sage rcconnaît que ces choses sont les spectres des réalités : il arrête sur elles un regard fixe, démêle les apparences trompeuses des symboles véritables, constate le phénomène utile, sourit au fantôme de la beauté et se sert de ces apparences brillantes comme d'autant de degrés pour atteindre la vérité. Lorsqu'il a reconnu dans la nature les apparences divines, il leur donne un corps s'il est artiste, et les fixe pour jamais. S'il est sage, il se sert de ces symboles pour guider sa vie. La vertu et le génie dépendent de cette recherche. Les idées politiques d'Emerson sont peu nombreuses. Un seul principe les explique toutes. Le philosophe américain ne reconnaît pas de bornes à l'influence personnelle. L'État n'existe que pour l'éducation du citoyen. Les institutions, qui ne sont que des essais, l'État, qui n'est pas stable, mais tout au contraire fluide de sa nature, n'ont pas le droit de dominer l'individu. Lois, statuts, institutions, existent simplement pour nous dire : Voilà ce que vous pensiez hier, que pensez-vous aujourd'hui? L'État doit suivre les progrès du citoyen et non les commander. Maintenant, quelle est la sanction de la philosophie d'Emerson? Nous connaissons déjà la sanction rémunératrice, qui est la révélation individuelle. La clause pénale s'appelle compensation. L'âme de l'individu, qui concentre en lui la nature et l'humanité, doit être l'image de l'ordre parfait, de l'unité. Son devoir principal est donc d'y faire régner l'harmonie des facultés, la symphonie des pensées. Il doit établir dans son esprit un complet équilibre, une symétrie régulière. Si sa vie n'est pas réglée par cet équilibre, s'il la laisse pencher plus d'un côté que d'un autre, il en est puni par la compensation. Si nous développons une faculté au détriment d'une autre, nous voyons les choses par fractions et non plus en totalité. Si nous gratifions les sens au détriment du caractère, nous voyons bien la tête de la sirène, mais non pas le corps du dragon. Cette loi de la compensation est visible dans la nature et dans l'esprit. Nous voyons et nous distinguons parfaitement le châtiment au moment où nous commettons la faute, car le châtiment et la faute sortent de la même tige. Les hommes vous puniront, et vous-même vous vous punirez. N'estce pas Burke qui dit : « Un homme n'eut jamais une pointe d'orgueil qui ne fùt injuriense pour lui-même. » Ainsi vous souffrirez de vos propres imperfections; mais si vous tendez de plus en plus à l'équilibre de vos facultés, en résistant aux ambitions et aux vices qui voudraient faire pencher la balance, la loi de la compensation vous en récompensera immédiatement. Nous gagnons la force de la tentation à laquelle nous résistons, comme l'habitant des îles Sandwich gagne, selon sa croyance, la force de l'ennemi qu'il tue. Ainsi, la sanction de cette philosophie est tout intérieure. C'est l'âme qui récompense, c'est l'ame qui punit les individus. Voilà les traits principaux de la philosophie d'Emerson. Il a fallu, pour en donner une idée, grouper en corps de doctrine des principes qu'Emerson avait laissés épars, systématiser en quelque sorte des pensées errantes. Nous avons dù écarter, parmi ces pensées, celles qui ne s'offraient qu'à l'état de conjectures ou d'aphorismes isolés, la théorie de la perfectibilité, par exemple. Cette théorie n'est pas autre chose que la théorie de e. Vico telle que l'a modifiée M. Michelet en disant: << Vico vit bien que l'humanité allait par cercles, mais il ne vit pas que les cercles allaient toujours s'élargissant. >> Les sujets les plus divers, nous l'avons dit, attirent le capricieux essayist. Ainsi, dans le chapitre intitulé Manners (Manières), il nous donne tout un code charmant, ingénieux, un mémoire sur les bonnes manières et la politesse. Dans l'essai sur l'amitié, Emerson indique et précise avec une merveilleuse délicatesse et une pénétrante éloquence tous les degrés de ce sentiment, depuis la sympathie que nous éprouvons pour les hommes qui nous sont inconnus jusqu'à la sympathie pour l'humanité. Une veine démocratique y circule cachée, et, sous le sentiment de l'amitié, tressaille sans se montrer le sentiment de la fraternité. Parmi cette série d'essais où le moraliste, l'observateur ingénieux se montre plus que le philosophe, nous citerons surtout l'essai sur l'amour. Il y a dans ces pages charmantes plus de fraîcheur que de passion, plus de tendresse que de flamme. Emerson indique toutes les gradations du sentiment de l'amour comme il a indiqué celles de l'amitié. Il prend l'amoureux à l'école; il observe les progrès d'une intimité enfantine entre Edgard, Jonas et Almira. Bientôt l'enfant devient le jeune homme; Emerson le suit dans toutes. ses douces folies d'amour, et, pour les peindre, il trouve les couleurs du Comme il vous plaira de Shakspeare. L'amour n'est plus une passion brûlante et terrible; c'est un arc-en-ciel qui se lève sur les orages de la vie. L'objet aimé ne trône pas comme une belle statue, il habite les régions féeriques des nuages éclairés par le soleil couchant; puis peu à peu les rêveries s'effacent, le vague et impersonnel amour s'évanouit, le sentiment s'élève à des hauteurs platoniciennes, et l'amant devenu l'époux compare la femme aimée au type de perfection qu'il a rêvé. Alors cette comparaison d'un type idéal à un être |